L’actionnariat institutionnel commun (common ownership) est la détention simultanée d’actions dans des entreprises concurrentes, par des investisseurs institutionnels (les fonds de pension, les compagnies d’assurance, les fonds communs de placement, les banques…). Ces investisseurs institutionnels détiennent généralement des participations minoritaires (moins de 10% du capital) au sein des entreprises mais peuvent exercer une influence sur ces dernières[1]. Ce phénomène de l’actionnariat commun est de plus en plus fréquent dans certains secteurs comme le transport aérien, l’énergie, la finance ou l’industrie pharmaceutique. Une étude menée par He et Huang (2017) montre qu’en 1980, seulement 10% des entreprises américaines cotées étaient détenues par des investisseurs institutionnels (qui détiennent au minimum 5% du capital d’entreprises concurrentes). En 2014, cette proportion est passée de 10% à 60%. En Europe, la commission européenne établit dans un récent rapport[2] que 67% des entreprises cotées sont détenues à hauteur de 5%, au moins, par des investisseurs institutionnels communs. Les plus gros actionnaires institutionnels, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe sont BlackRock, Vanguard et State Street. Dans l’industrie du pétrole par exemple, ces trois investisseurs détiennent des parts du capital de Shell, Total, Exxon Mobile, Philipps et BP.
L’actionnariat institutionnel commun, longtemps ignoré pour les autorités de régulation, fait encore l’objet de nombreux débats, notamment quant à son impact sur la concurrence. Dans les secteurs fortement concentrés (oligopoles), il apparait que l’actionnariat institutionnel commun peut réduire la concurrence, plus précisément les prix sont plus élevés, les collusions plus fréquentes et les dirigeants davantage tournés vers les performances du secteur que celles de l’entreprise.
En s’intéressant au secteur du transport aérien aux Etats-Unis, Azar et al. (2018) mettent en évidence que l’actionnariat commun conduit à une augmentation des prix des billets (de l’ordre de 3 à 12%). Comparées aux entreprises n’ayant pas de propriété commune, les entreprises qui ont des actionnaires en commun sont moins agressives sur le marché. Ce qui implique que l’actionnariat commun conduit à un affaiblissement de la concurrence et a des effets anticoncurrentiels.
Ces incitations à réduire la concurrence peuvent s’expliquer par deux principaux arguments. Le premier est l’effet horizontal unilatéral d’une augmentation du prix d’une des entreprises détenues par les mêmes investisseurs. Cette stratégie peut être profitable pour les investisseurs communs car les gains réalisés par les firmes concurrentes (par report de clients) peuvent permettre de compenser les pertes liées à cette hausse unilatérale du prix. Le second argument est l’effet coordonné horizontal. Les investisseurs institutionnels peuvent en effet coordonner les firmes de leurs portefeuilles en partageant des informations sensibles, favorisant ainsi des ententes.
Au vu de l’importance de l’actionnariat commun dans les marchés oligopolistiques, une réflexion plus approfondie sur le sujet s’avère être nécessaire afin de mieux comprendre les effets de ce phénomène sur les stratégies des entreprises. Toutefois, au-delà de la dimension académique, cette réflexion devrait inclure aussi la sphère politique au regard des répercussions de l’actionnariat commun en matière de politique de la concurrence.
Sylvain Ouattara est enseignant chercheur à l'Esdes business school.
Références :
Azar, J., Schmalz, M. C., Tecu, I. (2018), "Anti-competitive e¤ects of common
ownership" Journal of Finance 73(4), 1513.1565.
He, J. et Huang, J. (2017), “Product Market Competition in a World of Cross
ownership: Evidence from Institutional Blockholdings", Review of Financial Studies,
30, 2674,2718.
[1] En l’occurrence lorsque l’entreprise a une structure d’actionnaires assez dispersée.
[2] JRC Technical Report, Common Shareholding in Europe, 2020, p. 5.