Cet article a été écrit en collaboration avec Olivier Meier, professeur des universités et chercheur associé à l'ESSEC, sur l'évolution des Business models en situation de crise. L'article analyse comment une gestion habile d'injonctions paradoxales et une combinaison inédite et créatrice de ressources a permis de passer d'une situation de crise puis de repli à une stratégie d'innovation performante.
Face à l’incertitude peut-on encore faire de la stratégie ? Telle est la question posée par Philippe Silberzahn. Une réponse possible peut être recherchée dans la gestion paradoxale des business models en contexte incertain.
En effet, la performance des firmes dépend avant tout de l’adaptation de leur Business Model (BM) aux évolutions de l'environnement. Or leur développement demande une approche créatrice de valeur multiple, qui rend la théorie du paradoxe, particulièrement pertinente dans l’étude des enjeux liés à leur mise en œuvre. Pour Smith et al. (2010), les BM ont été conçus pour répondre aux tensions qui peuvent résulter d'incohérences ou de contradictions dans les produits/services délivrés ou proposés par l’entreprise, le marché et/ou les processus dans lesquels s’inscrivent l’organisation, les compétences requises dans chaque situation stratégique : hyper-croissance, innovation, coopétition... Selon les auteurs, ces BM deviennent nécessairement « complexes », devant souvent concilier exploitation et exploration et intégrer dans leurs démarche différentes dimensions, à l’instar de la stratégie menée par le PDG d'Analog Devices, Ray Stata. Ce dernier a en effet construit une organisation ambidextre pour continuer à exploiter ses puces de semi-conducteurs analogiques intégrées (alors leader sur le marché), tout en développant en même temps de nouveaux processeurs de signaux numériques et des puces micro-électromécaniques. D’autres Business Models complexes peuvent également être identifiés, notamment dans le cas d’entreprises à vocation sociale et sociétale, lorsque celles-ci doivent combiner des tensions paradoxales entre la recherche de bien social et l’obtention d’une rentabilité suffisante.
Notre article mobilise une étude longitudinale en temps réel sur neuf mois de l’évolution du BM d’une PME spécialisée en communication publique confrontée à des injonctions paradoxales liées à des changements réglementaires (restrictions budgétaires, nouvelles normes et réglementations) et économiques (baisse de la demande, concentration du marché). Face à cette nouvelle réalité, l’organisation va être amené à faire évoluer son BM, en gérant différemment ces contraintes. La grille proposée par Smith et Lewis (2010) permet de mieux comprendre, comment à partir d’une combinaison différente d’injonctions paradoxales, une entreprise peut ainsi répondre efficacement à l’incertitude.
Dans la situation A (recours à une logique de fusion-acquisition), l’entreprise privilégie un BM basé sur une solution économique et organisationnelle de type défensive, qui vient sanctionner la contre-performance de la société cible concurrente et conduit au rapprochement des deux entités (recherche de taille critique et économie de coûts). La démarche et les comportements associés vont ici tourner autour du triptyque : performance – appartenance – exécution, basé sur un paradigme de type prédictif. Les tensions au cœur de cette première situation sont liées à la programmation de la fusion et englobent trois dimensions : la rationalité économique (performance), la stabilité organisationnelle (appartenance), et l’exécution opérationnelle. Dans cette première situation, la dynamique repose notamment sur la recherche de taille critique et la réalisation de synergie de coûts (performance/exécution). Le BM est influencé par le modèle de l’acquéreur (appartenance). La gestion des tensions s’opère dans un cadre rationnel visant à gérer et contrôler les interactions.
Dans la situation B, face à l’absence de résultats au bout de 4 mois, un nouveau BM est envisagé, fondé sur une culture de l’incertitude. Il vise à répondre à une situation inédite qui permet de laisser entrevoir des solutions nouvelles fondées autour des questions d’apprentissage et de performance. Les natures des tensions paradoxales sont de deux ordres : l’expérimentation (tensions liées à l’apprentissage) et la croyance d’un avenir dynamique mais incertain (tensions liées à l’apprentissage et à la notion performance autour de nouvelles approches innovantes). L’entreprise décide de remettre en question son environnement professionnel en termes de clientèles, en passant d’un marché national et réglementé (appel d’offres, appel à projets…) à un marché local (offre sur mesure de gré à gré), en devenant un acteur pivot de son écosystème régional. Cette nouvelle combinaison de ressources permet de repositionner l’entreprise qui parvient à relancer son développement, sur un marché totalement nouveau tant d’un point de vue géographique qu’au niveau de la nature des clients et de l’offre considérée.
Notre étude vient ainsi rappeler l’importance pour les gestionnaires de prendre conscience des tensions à l’œuvre pour une meilleure organisation et combinaison des ressources stratégiques, qui peuvent être amenées à évoluer au fil du temps. Elle montre empiriquement que ces injonctions contradictoires sont au centre du processus de transformation des entreprises et peut permettre, en recombinant différemment ces exigences de renouveler les modèles de croissance des entreprises au sein d’un environnement VUCA. A condition bien sûr de faire preuve d’agilité, d’humilité et d’une part importante de créativité…
Références
Cet article prend appui sur une recherche menée conjointement sur l'étude d'une PME confrontée à une situation de crise, ayant conduit à une évolution de son business model et de son portefeuille de ressources. Les résultats de ces travaux ont été acceptés pour publication dans la revue Recherches en Sciences de Gestion (rang 3 - FNEGE) et dans les actes du colloque AOM de Juin 2021.
Anne-Sophie Thelisson est enseignant-chercheur au sein de l’ESDES — Université Catholique de Lyon.