La pérennisation du télétravail provoque un véritable bouleversement de la vie professionnelle et de la société en général. Grâce à (ou à cause de) la technologie, le travail peut aujourd’hui s’effectuer n’importe où et n’importe quand. Cette «liberté» a toutefois été accompagnée d’une réduction des interactions entre collègues… Pesons-nous réellement les conséquences de cet effritement du lien social au sein des organisations?
Les échanges informels au travail, ces conversations qui mêlent discussions professionnelles et privées entre employés, se font de nos jours plus rares qu’avant. Trop souvent négligés parce qu’ils ne sont pas directement liés à l’activité professionnelle, ils se veulent pourtant l’une des clés de voûte de l’équilibre psychologique et social des salariés, sans oublier un facteur central d’engagement et d’efficacité professionnelle.
Machine à café, espace de restauration, couloirs… nos lieux de travail sont remplis de ce que Paul Fustiera1 nommé en 2012 les «espaces-temps interstitiels», autrement dit des lieux qui sont propices aux échanges informels entre collègues. S’ils ne sont pas directement liés à une activité de production, ces milieux se révèlent malgré tout indispensables à la vie professionnelle : ils permettent aux salariés de se rencontrer, de s’informer et de s’entraider. Ils sont aussi le lieu de rites de sociabilité – comme l’a défini Cécilia Brassier-Rodrigues en 20152– tels que le petit-déjeuner d’équipe hebdomadaire ou l’anniversaire d’un collègue. En tant qu’espaces de convivialité, les bureaux ont donc un rôle à jouer dans la socialisation, une fonction qui favorise la création d’une dynamique professionnelle collective au sein de l’entreprise et stimule le sentiment d’appartenance des travailleurs à ce collectif3.
Par ailleurs, ces espaces intermédiaires constituent aussi des lieux de productivité puisque la présence de chacun assure la continuité des interactions en dehors du cadre formel. C’est ainsi que bon nombre de discussions se poursuivent de manière informelle après la fin d’une réunion et qu’il n’est pas rare, même, que des décisions se prennent dans les couloirs. Bref, le travail en présentiel permet l’existence de ces espaces-temps interstitiels et des échanges informels qui s’y déroulent, ce qui a une incidence non seulement sur la dimension affective, mais aussi sur la production du travail.
Malheureusement, le télétravail dans son ensemble bouleverse totalement cette «géographie sociale»4 en réduisant les discussions informelles à leur strict minimum5. En effet, le travail effectué de la maison met l’employé à distance de l’entreprise pour laquelle il œuvre, soit, mais l’éloigne aussi de ses collaborateurs; après tout, les lieux d’échanges informels n’existent pas dans l’environnement numérique de travail. Il se transforme donc en facteur d’isolement des travailleurs, qui ne se voient désormais interagir avec leurs collaborateurs que de manière formelle. La recherche tend d’ailleurs à démontrer que les salariés anciens dans une entreprise sont plus préservés de l’isolement en télétravail parce qu’ils mettent à profit des conversations informelles et des amitiés professionnelles qu’ils ont pu nouer en présentiel et qui se révèlent très protectrices à distance. Ce n’est pas le cas des nouveaux employés dans un environnement de travail «hors bureaux» : ces personnes éprouvent de grandes difficultés à s’intégrer au collectif, comme l’ont souligné Cihuelo et Piotrowski en 2021. Dès lors, il devient très difficile pour elles de construire une dynamique de groupe au sein de l’entreprise.
En marquant un coup d’arrêt aux échanges informels, le télétravail compromet ainsi le sentiment d’appartenance à l’entreprise des salariés et les expose à un sentiment d’isolement des plus néfastes, comme en témoignent les nombreuses statistiques alarmantes sur l’augmentation de l’épuisement professionnel lié au télétravail.
Or, si cette formule de travail réduit les échanges informels, c’est aussi parce que la communication, médiatisée par des technologies de pointe (visioconférence, messagerie instantanée, etc.), s’y révèle moins efficace et moins fluide qu’en présentiel… ce qui est pour le moins paradoxal. C’est que l’information circule moins bien et que les incompréhensions se multiplient6. Qui plus est, le télétravail engendre souvent une formalisation des échanges, si bien que bon nombre de sujets qui, en présentiel, auraient fait l’objet d’une discussion informelle autour d’un café font naître une réunion en visioconférence tournant parfois à la punition. Résultat : cette lourdeur organisationnelle encourage les salariés à réduire les conversations au strict nécessaire, c’est-à-dire à la dimension productive.
De nombreuses entreprises ont pourtant tenté de favoriser les échanges informels en essayant d’instaurer des «points café» matinaux en visioconférence, mais la grande majorité d’entre elles a rapidement renoncé à une telle pratique. Une des raisons de cet échec est probablement structurelle. En effet, si la vocation de ces cafés matinaux se veut informelle, leur cadre, lui, reste tout à fait formel. En visioconférence, il demeure très difficile de créer des espaces interstitiels d’échanges informels, car le seul canal mis à la disposition de l’équipe est le canal formel : celui du travail. En présentiel, cela reviendrait à disposer la machine à café en plein centre de la salle de réunion. En réponse à cette difficulté, un nombre considérable de travailleurs se sont réfugiés dans les canaux de communication privés et les messageries instantanées. Néanmoins, le problème reste le même puisque la messagerie instantanée est elle aussi souvent déjà utilisée comme outil d’échanges formels en présentiel.
Pour préserver l’équilibre affectif, la motivation et la productivité des employés en télétravail, il s’avère donc nécessaire de reconstituer des espaces interstitiels virtuels. La solution se trouve moins dans l’ajout d’un nouvel outil de communication ou dans la création d’un espace réservé que dans l’appropriation par les salariés des outils déjà en place. Pour ce faire, les travailleurs doivent apprendre à s’affranchir de leur posture professionnelle au profit d’un échange plus naturel, comme cela se ferait autour d’un café en présentiel. À cet égard, l’usage d’un langage figuratif dans la communication, d’un ton plus familier et d’un registre humoristique favorise la convivialité entre collègues, comme l’ont souligné Cihuelo et Piotrowski en 2021. Les compléments du langage écrit – pensons aux émoticônes ou encore aux GIF animés – ont aussi un rôle très important à jouer dans cet exercice : en plus de faire passer la communication à un registre plus convivial, ils permettent de retranscrire des attitudes et états émotionnels difficiles à expliciter. Ces «outils» constituent, en quelque sorte, une forme de langage non verbal qui complète le discours.
À distance, le caractère informel ne se met pas en scène dans un espace surexposé (la fameuse «réunion informelle»), mais émerge de l’interaction entre personnes dans une attitude détachée du travail. Dans ce domaine, une posture managériale adaptée implique d’accepter que cette vie informelle échappe à toute surveillance et demeure discrète, comme c’est le cas en présentiel. Vouloir, même avec la meilleure volonté du monde, enfermer les échanges informels dans des espaces virtuels spécifiques constitue une erreur.
En résumé, il importe que les salariés comme leurs gestionnaires prennent conscience que ce n’est pas à la technologie de réguler leurs échanges ou de leur dicter la bonne posture à adopter, mais plutôt à eux de s’approprier la technologie pour permettre que la communication se fasse, et ce, que cette dernière soit formelle ou non.
1.Fustier, P. (2012), L’interstitiel et la fabrique de l’équipe, Nouvelle revue de psychosociologie, 14 (2), p. 85-96.
2.Brassier-Rodrigues, C. (2015), Le rituel de la pause-café au sein des organisations : à la poursuite d’efficacité sociale et/ou de performance ?, Archive ouverte HAL 02153831.
3.Cihuelo, J., & Piotrowski, A. (2021). De la réappropriation à distance des espaces d’échanges informels. L’expérience du télétravail en situation de confinement. Sociologies pratiques, 43(2), 51-61.
4.Hatzfeld, N. (2002), La pause casse-croûte. Quand les chaînes s’arrêtent à Peugeot-Sochaux, Terrain, 39, p. 33-48.
5.Baruch, Y. (2000), Teleworking: Benefits and Pitfalls as Perceived by Professionals and Managers, New Technology, Work and Employment, 15(1), p. 34-49.
6.Taskin, L., & Bridoux, F. (2010), « Telework: A challenge to Knowledge Transfer in Organizations, The International Journal of Human Resource Management, 21(13), p. 2503-2520.