La frugalité en économie se définit comme l’ambition de faire bien avec moins. C’est ce que l’on appelle le paradigme de la frugalité technologique1 : produire des biens de consommation avec le minimum de ressources naturelles pour un impact écologique réduit et un moindre coût pour favoriser la consommation des personnes à plus faibles revenus. Le paradigme de la frugalité peut-il s’étendre au marché de la distribution alimentaire ?
Dans la distribution alimentaire comme dans bien d’autres secteurs, la crise sanitaire a été un accélérateur de tendance. Après l’épisode de consommation frénétique de pâtes et autres denrées stockables de début mars 2020, les consommateurs ont retrouver le goût d’une consommation alimentaire apaisée. Cette nouvelle donne est marquée par deux phénomènes majeurs : le circuit court et le faire soi-même.
Le modèle de distribution dit de circuit court (pour lequel Le Monde du 11 décembre 2020 a consacré un long article) encouragé par les (re)confinements, est aujourd’hui présenté comme
visant à rechercher une alimentation plus saine et respectueuse de l’environnement. En fait il est avant tout un mode de distribution frugal (ou plus frugal) parce qu’il tend à diminuer le nombre d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur finale. De plus la proximité géographique entre les deux pôles de production et de consommation est source d’avantages économiques via la diminution des coûts de transport qui a en plus un effet positif sur l’empreinte carbone. Par ailleurs ce mode de distribution permet également une diminution du temps entre le moment où le produit est ramassé et le moment de la consommation. La fraîcheur est donc positivement impactée et avec elle la qualité du contenu en vitamines pour les fruits et légumes l’est aussi. La cueillette de fruits et légumes directement chez le producteur très en vogue aujourd’hui est une variété du modèle du circuit court. Elle ne peut pas concerner tous les consommateurs notamment urbains mais reste une option pour les zones rurales ou périurbaines.
Certaines grandes enseignes ont popularisé le concept de fruits moches (en général vendus moins chers). Les fruits moches visent à ne plus mettre au rebut des produits présentant des imperfections de couleurs, d’aspects, mais fondamentalement sains. Fruits qui dans le passé
étaient systématiquement envoyé dans les usines agroalimentaires pour faire des confitures, des jus, des fruits sirops... et non en grande surface. Le consommateur confiné s’est pris au jeu du « faire à la maison » et retrouve l’usage de ces « fruits moches » transformés en compotes, confitures...
Le prix payé au producteur par l’industriel n’était pas alors celui que le consommateur final met sur la table. Le « fruit moche » n’est pas jeté (ou rejeté) dans la nature (il n’y a donc pas une perte de produit). Le concept de « fruit moche » présente un avantage à court terme pour le producteur qui peut être mieux rémunéré même s’il doit organiser des types de conditionnement différents (ce qui a un coût). Toutefois la grande distribution ne peut pas remplacer l’industrie agroalimentaire, elle ne pourra jamais écouler « tous les fruits moches ».
A moyen terme il vise également à (re)donner une nouvelle éducation au consommateur final (devenu plus « vert ») devant réapprendre ce qu’est la qualité intrinsèque des produits agricoles et ne plus se fier aux apparences, tout en recréant des usages à domicile pour différents types de produits.
Un des enjeux de l’innovation frugale est de réduire les coûts afin de donner accès au plus grand nombre au confort dit moderne. La frugalité dans la distribution alimentaire répond-elle à cet objectif social ?
La redistribution systématique à des populations vulnérables des invendus à dates de péremption rapprochées tend à éviter le gaspillage alimentaire. Ce mode de redistribution est frugal en ce qu’il procure à ces populations des produits à prix bas (voire gratuitement). Ses propriétés d’inclusion font qu’on considère ce type de pratiques comme de l’innovation frugalei.
i Un travail du CREDOC notait qu’en France, un petit groupe de consommateurs engagés (environ 13%) adoptent des types de consommation frugaux en consommant moins de viande, en utilisant moins leur voiture, en achetant des produits locaux, en faisant de la cuisine, en recyclant. Ce groupe de résistants à la consommation a conservé ses comportements après la crise de 2008, et continuera d’adopter de nouveaux modes de consommation plus respectueux de l’environnement. SiOUNaNdaN, N., HÉBEL, P., & COLIN, J. (2013). Va-t-on vers une frugalité choisie ? Cahiers de recherche, 302. CREDOC
Écrit par Christian Le Bas, Docteur en sciences économiques, enseignant-chercheur à l'ESDES Lyon Business School.
Article publié dans Les Échos