Benjamin Chapas

8 min.

1 février 2024

Le défi de la participation en entreprise [1]

Participation. Ce mot-clé de la démocratie est le lieu de nombreuses interrogations et reste entouré d’une nuée d’imprécisions en dépit du plébiscite dont il fait l’objet au sein de nos organisations et de nos institutions. Cela est particulièrement vrai en entreprise où les réalités qu’il recouvre sont des plus variées. En effet, quel(s) lien(s) établir entre la participation financière dont la fonction est d’associer le capital et le travail à des fins de performance économique, la participation aux décisions de l’entreprise qui soutient l’enjeu d’une démocratisation de l’entreprise et d’une extension de la citoyenneté organisationnelle ou bien, encore, la participation à la gestion qui vise à impliquer les collaborateurs pour une plus grande efficacité dans la conduite des projets ? On le voit : parce qu’elle est multidimensionnelle, la participation en entreprise ne se laisse pas saisir aisément et peut procurer soit une révolution soit un alibi, ainsi que le faisait très justement remarquer François Perroux en son temps[2].

Une révolution dès lors qu’elle est convertie en un « pouvoir agir » pour les salariés qui leur permet de satisfaire aux exigences économiques de l’entreprise tout en satisfaisant à leurs propres besoins – à commencer par celui de donner du sens à leur travail. Un alibi quand elle sert une sorte de post-stakhanovisme, soit une intensification du travail qui risque toujours de provoquer le délitement des valeurs collectives d'entraide et de solidarité. Figure à la Janus, la participation se situe toujours entre ces deux mêmes bornes : d’un côté le contrôle citoyen et la possibilité pour les travailleurs de peser sur les moyens et les fins de l’activité, de l’autre la manipulation avec une participation qui serait imposée par le haut de la hiérarchie et ne viserait qu’à structurer leur champ d’actions en leur cédant des parcelles de pouvoir et un semblant d’autonomie. Tant et si bien que le mot est toujours aussi quelque peu politiquement et moralement suspect, d’aucuns évoquant un possible « participation washing » pour dire que la participation n’est utilisée parfois que pour entourer la réalité du rapport salarial et de la domination capitaliste du voile de la démocratie.

Face à ce risque, il est urgent de repenser les conditions d’un « agir participatif » en entreprise qui ne puisse être suspecté de ne servir qu’un raffinement des modes de domination patronale. Les enjeux sont importants car il ne s’agit rien de moins que d’aider à la construction d’un modèle d’entreprise plus responsable parce que plus perméable à la qualité de certaines expériences, comme à la diversité des points de vue, des pratiques et des engagements qui leur donnent naissance et qui aident la coopération professionnelle. Pour être investie de signification par l’individu et le collectif de travail qui se trouve être le sien, la participation doit pour cela être définie selon trois dimensions dont l’articulation permet à la démocratie et aux droits de citoyenneté de ne plus s’arrêter au seuil de l’entreprise : « prendre part », « contribuer » et « bénéficier ».

 

Prendre part

La participation n’est pas et ne peut être une affaire de spécialistes. Elle est l’affaire de tous. Participer, c’est agir ensemble sur le modèle d’une association libre et volontaire, et exprimer ses intérêts non pas au sens d’un intérêt individuel qui serait égoïste ou privé, mais au sens d’un intérêt commun se construisant dans la complémentarité entre rapport de soi à soi et ouverture à l’altérité, entre intérêt pour soi et intérêt pour autrui. « Prendre part » à la vie sociale d’un groupe, ce n’est pas compter pour un dans le jeu des relations sociales, ou faire partie d’une entité qui préexisterait à l’individu et dont la raison d’être pourrait lui être étrangère – ainsi fait-on partie d’une famille, d’un clan ou d’une nation. Pour les individus, c’est au contraire l’occasion de mener des expériences qui les font sortir d’eux-mêmes, élargir leurs idées et leurs options en tant que partenaires qui entendent peser sur toutes les décisions qui les concernent et affectent le fonctionnement de la communauté de travail.

L’existence du groupe est alors subordonnée au projet de faire les choses ensemble, et les intérêts des membres socialisés en raison de l’origine sociale des choses visées. Ce qui renvoie à un idéal bien connu des théoriciens de l’autogouvernement depuis Jefferson[3], selon lequel plus les individus influent sur l’association qu’ils forment, plus ils contractent un goût immodéré pour l’indépendance et acquièrent les compétences nécessaires à l’exercice d’un pouvoir responsable. Appliqué à l’entreprise, la participation au sens de « prendre part » permet ainsi de construire les conditions d’une plus grande solidarité sur le plan professionnel, elle-même gage d’un accroissement de la responsabilité sociale et sociétale et de l’émergence de nouveaux facteurs d’efficacité collective.

 

Contribuer

Il serait cependant naïf de penser que l’inclination pour la vie sociale dont témoigne cette forme de participation au sens de prendre part se suffise à elle-même. Tant logiquement qu’empiriquement, une entreprise ne vit en effet que des apports de ses membres, elle n’est donc pensable qu’en termes de contributions. Ce qui consiste à créditer, en droit et en fait, chaque individu du pouvoir de marquer de son empreinte, ne serait-ce qu’à un degré modeste, le fonctionnement du collectif de travail et le devenir de l’entreprise par des initiatives et des propositions personnelles. Cela permet de nourrir une vision de la participation à la fois plus active et moins théorique en ce sens que, intégrant les apports des acteurs de l’entreprise grâce auxquels le commun peut évoluer, c’est la dimension du choix qui est ainsi réinjecté dans l’analyse d’une participation qui ne pourrait manquer, sans cela, de déchirer son propre titre.

L’enjeu de la participation est alors de faire descendre l’exigence démocratique au sein des entreprises via une reconsidération des relations entre les acteurs de l’entreprise qui doit faire la part belle à leurs ressources et leurs capacités. Soit que ces dernières soient immédiatement valorisables par le groupe de travail, par exemple à l’appui de dispositifs d’innovation participative ou d’évènements collaboratifs (bulles de créativité, campagnes virtuelles, learning trips, hackatons, etc.). Soit qu’elles présentent les caractéristiques d’une potentia agendi sur laquelle l’entreprise peut avoir intérêt à capitaliser afin de préparer l’avenir, qu’il soit question, par exemple, du développement du sens critique, de soft kills comme l’intelligence émotionnelle, l’adaptabilité ou l’empathie, ou tout ce qui touche à la protection des données, la compliance, etc. L’objectif, quoiqu’il en soit, est d’assurer le meilleur équilibre possible entre les impératifs d’efficacité économique de l’entreprise et le projet d’émancipation individuelle et collective qui structure l’imaginaire de la démocratie à l’appui d’une logique de valorisation du capital humain, organisationnel et relationnel.

 

Bénéficier

Ce qui ne peut s’envisager, au final, qu’en veillant à ce que soient mis à la disposition des acteurs de l’entreprise les moyens d’individuation leur permettant d’affecter la vie sociale du groupe par des contributions dont ils auront la responsabilité. Le pouvoir de contribuer ne dépend pas en effet de qualités strictement individuelles, mais plutôt d’une forme d’intégration entre l’individuel et le social qui recommande un travail d’égalisation des conditions d’accès à l’information et à la prise de parole, l’amélioration de la communication et de la délibération en entreprise, une plus grande équité dans l’organisation des relations professionnelles, etc. Bénéficier : avec ce terme, il s’agit d’insister sur le fait que la participation en termes de prendre part et de contribuer est donc conditionnée au fait qu’ils reçoivent de leur environnement le nécessaire pour s’intégrer pleinement et activement à l’entreprise.

En effet, une contribution n’a pour l’acteur de valeur que si elle lui assure une reconnaissance sociale en même temps que des opportunités de développement personnel. Cela peut prendre la forme d’un bénéfice pécuniaire, mais cela peut aussi prendre d’autres formes dès lors que l’objectif est de créer les conditions d’existence d’individualités distinctives autant que d’unions sociales plaisantes et libres (par exemple, proposer une formation à un salarié pour lui permettre d’accéder à ce qui est valorisé et valorisable dans son environnement de travail est une importante marque de reconnaissance de la contribution de l’individu par l’entreprise). Tel est le principe du bénéfice de n’être ni une chose, ni une chance, mais une opportunité de participation qui permet à la juxtaposition des individus de devenir union sociale, et à l’entreprise de ne pas rester figée dans une immobilité d’où plus rien de neuf ne peut naître – ce que la participation financière ne saurait provoquer à elle seule.

 

Vers l’entreprise providence

Prises ensemble, ces trois dimensions permettent de dessiner les contours d’une participation active et potentiellement plus généreuse des salariés à la vie de leur entreprise. Afin d’être pleinement acteurs de leur entreprise, il faut en effet que les salariés aient confiance en l’expérience conjointe elle-même (qu’ils y prennent part librement), mais qu’ils puissent aussi marquer de leur empreinte son développement (qu’ils contribuent) tout en recevant en retour de quoi se développer eux-mêmes personnellement (qu’ils en tirent un bénéfice). L’on pourrait alors espérer construire sur cette base un modèle d’entreprise plus ouverte au changement social, car plus apte à valoriser l’expérience des uns et des autres comme ce par quoi, précisément, elle peut adapter son réseau d’activités et de pratiques vers la pluralité de buts qu’elle vise en raison même de sa nature – que l’on parle de création de richesses, de progrès social, ou encore, de préservation de l’environnement. Ce qui serait également une façon de réaffirmer avec force sa principale mission, plus que jamais « providentielle », qui est de faire émerger de nouveaux communs techniques, humains et sociaux afin de contribuer à la « bonne vie humaine pour la multitude » (l’expression est du philosophe thomiste français Jacques Maritain).

 

Benjamin Chapas

Enseignant-chercheur & Responsable de la spécialisation Management, Sciences Humaines et Innovation de l'Esdes Business School

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[1] Ce billet reprend des éléments développés dans notre article “Taking Part, Contributing, Benefiting: Toward a Democratic Model of Employee Participation”, à paraître dans M@n@gement et disponible ici.

[2] Perroux, F. (1970). Propos de départ. Economies et sociétés, Hors-série sur la participation, 10, septembre.

[3] Voir Zask, J. (2011). Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation. Le Bord de l'eau.

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