Hachana Rim

7 min.

24 novembre 2022

L’ubérisation, la blockchain, l’intelligence artificielle, la crypto monnaie, le big data, le machine learning, autant de pratiques innovantes mais inquiétantes (Benedetto-Meyer & Boboc, 2021) qui interpellent et requièrent une réflexion profonde de nature managériale, sociologique et même philosophique.

L’Homme poursuivant son « rêve des algorithmes » (Cardon, 2018) est menacé de déshumanisation, de solitude et de dépendance. Cette course accélérée pour digitaliser, numériser et dématérialiser la manière de gérer les entreprises et les hommes est non sans danger aussi bien sur le plan individuel qu’organisationnel, c’est pourquoi plusieurs chercheurs ont récemment introduit le concept de « digital responsibility » pour mettre l’accent sur deux constats saillants. Le premier constat est qu’il est désormais nécessaire de dissocier la Responsabilité Digitale des Entreprises (RDE) de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) puisque les enjeux et les défis y sont complètement différents. Le deuxième constat est lié, quant à lui, au déploiement de la RDE pour une meilleure allocation des ressources, notamment immatérielles, et un meilleur usage de la technologie aussi bien pour les usagers que les designers et les territoires.

Se situant dans le contexte de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), le but de la RDE est de faire doter les entreprises d’un outil [digitalisation] responsable considéré comme un facilitateur pour une meilleure inclusion et impliquant les différentes parties prenantes. Il est utile de rappeler que l’innovation sociale (IS) émane d’un besoin social non satisfait ou d’une demande non prise en compte par le modèle dominant. Ainsi construire un pont entre l’IS en tant que pratique et la digitalisation en tant qu’outil est devenu un objectif de nature stratégique.

Il est donc pertinent de donner des éléments de réponse à la question de savoir si le digital est l’ami ou l’ennemi de l’IS ? Autrement dit, la digitalisation permet-elle d’accroître les capacités sociales ou au contraire rend-elle le travailleur social « diminué, dépendant à la technologie » comme le fait remarquer Gauttier (2017). La deuxième interrogation est en relation avec le(s) mode(s) de gouvernance à privilégier pour une RDE au service de l’IS. En effet, il va sans dire que la transformation numérique a élargi les contrats d’agence puisque le nombre de parties prenantes qui y sont impliquées s’est considérablement accru. Il devient ainsi nécessaire d’envisager un nouveau mode de gouvernance capable de favoriser le travail collaboratif généré par la multiplication des parties prenantes et surtout à même d’asseoir un développement inclusif et responsable.

 

1. L’innovation sociale au prisme de la gouvernance algorithmique

Comme toute stratégie ou pratique à caractère volontariste multi-acteurs et à visée altruiste, l’IS est la cible d’une transformation digitale et éthique de nature à redéfinir les modalités de distribution des biens, services et valeurs. Il est évident que l’intégration des technologies digitales a généré un décloisonnement de la prise de décision, un aplatissement de la chaîne de valeur et une instantanéité communicationnelle. Néanmoins, ces conséquences, a priori utiles, requièrent une réflexion sur des modalités et des outils simples d’accès et faciles à utiliser pour aider les innovateurs sociaux à faire bon usage de la numérisation croissante. A ce titre, il serait plus judicieux de ne plus se focaliser sur le triptyque classique de l’IS (individu, organisation, territoire), mais plutôt de raisonner en termes de communautés ou collectifs de personnes, mettant ainsi l’accent sur la dimension participative, partenariale et collaborative.

Afin de s’assurer de l’alignement entre les impératifs de la digitalisation et les enjeux de l’IS, il est utile de porter une attention particulière à un axe émergent, celui de la gouvernance algorithmique qui examine le rôle et les conséquences de l’application des technologies digitales afin de lever les défis sociétaux privés et publics. La gouvernance algorithmique est une gouvernance de la technologie de type institutionnel qui met l’accent sur une structuration élargie et flexible, puisant ses sources dans l’identification des besoins et dans la concertation pour servir les intérêts des usagers. Il s’agit d’un prérequis pour le développement de politiques publiques responsables et d’un nouveau paradigme qui marque le passage d’une régulation par la technique vers une régulation par les données.

L’exemple des plateformes collaboratives constitue une illustration intéressante de la disruption digitale de l’IS, ces plateformes collaboratives se sont multipliées dans plusieurs secteurs (agroalimentaire, transport, finance, agriculture, etc.), notamment après la crise sanitaire de 2020. Ce business model nouveau et attrayant revêt aujourd’hui une dimension stratégique indéniable. En effet, les plateformes sont actuellement considérées comme des intermédiaires centraux et des acteurs élémentaires, notamment en temps de crise. Néanmoins, ces plateformes demeurent à leur état embryonnaire (Berkowitz & Souchaud, 2019) et ne peuvent s’autoréguler, d’autant plus qu’elles se positionnent dans un espace insuffisamment réglementé où il est difficile de dissocier le légal de l’illégal.
A ce titre, plusieurs auteurs tels que Etter, Fieseler & Whelan (2019) ont tiré la sonnerie d’alarme pour mettre en garde contre ces plateformes qui se positionnent dans une zone grise où il est plus facile de faire usage de lois ambigus. Il devient ainsi urgent et crucial de bien gouverner ce « capitalisme de plateformes » afin de réduire la fragilité d’une partie des travailleurs digitaux, d’une part et de respecter les lois de la concurrence, la taxation et les standards en matière de droits de propriété et de protection des consommateurs, d’autre part.

La plateformisation s’est substituée aux acteurs sociaux qui sont en train de perdre progressivement leur rôle d’intermédiation. La mutation sociétale générée par le passage à la gouvernance algorithmique souligne davantage le pouvoir social des algorithmes qui est intimement lié à la nature des données qui y sont véhiculées. Des données fracturées, incomplètes, insuffisantes et brisées accentuent la discrimination et les biais en mettant en péril l’efficacité sociale des algorithmes. Pour remédier à ce problème, il est nécessaire de promouvoir une démarche bottom-up de nature à favoriser la collaboration entre les usagers, les autorités publiques et de supervision ainsi que les concepteurs des algorithmes.

2. Vers une gouvernance renouvelée de l’innovation sociale à l’ère du digital

La question de savoir comment les plateformes numériques peuvent-elles contribuer à réduire le « governance gap » dans l’ESS (Whelan, 2017) devient d’actualité et mérite de plus amples approfondissements. Nous pensons qu’une réponse pourrait résider non pas dans la gouvernance numérique mais plutôt dans la gouvernance algorithmique que nous avons explicitée précédemment. Une autre réponse pourrait résider dans le respect de la RDE et surtout dans la mise en œuvre de codes de bonne conduite digitale au service de l’IS.

La gouvernance est à la fois la gestion de la structure et la gestion des personnes. Les adjectifs qui qualifient la gouvernance de l’IS à l’ère du digital varient mais s’entrecoupent tous pour soulever le caractère partenarial, collaboratif et démocratique qui doit être privilégié. Certains auteurs parlent de gouvernance par les valeurs, d’autres de gouvernance sociocratique, et d’autres encore parlent d’entreprises libérées ou agiles.
Benedetto-Meyer & Boboc (2021) privilégient une gouvernance intégrée qui tienne compte de la connectivité entre les systèmes et la circulation dense de l’information. Selon elles, il faut aller au-delà d’un mode de gouvernance participatif pour prôner le mode délibératif. Si la technologie digitale est de nature « informative », elle permettrait de « libérer » l’individu mais si elle est « prescriptive », elle risquerait de déposséder l’individu de ses savoirs et de sa capacité à résoudre les problèmes (Gauttier, 2017).

Nous pensons que la pluralité des parties prenantes qui interviennent dans le DSI oblige à articuler la réflexion autour de la pluralité des modes de gouvernance et à mettre l’accent sur la dimension participative, démocratique, émancipatrice, agile et hybride de la gouvernance.
L’IS est une notion aux usages pluriels (Richez-Battesti, Petrella & Vallade, 2012), elle peut de ce fait susciter des modes de gouvernance pluriels. En effet, les conceptions de l’entreprise sociale et la conception institutionnaliste de l’IS soulignent la dimension collective de l’organisation, d’où la nécessité d’une gouvernance de nature partenariale qui favorise un processus décisionnel démocratique.

Institutionnaliser l’IS revient à souligner sa dimension collective et le caractère partenarial de sa gouvernance. Rapprocher les acteurs sociaux des structures et des systèmes, tel est l’objectif de la Digital Social Innovation et non le contraire. Il est intéressant de remarquer que, quel que soit l’objet de l’IS, « nous avons à faire à des acteurs composites dont il faut reposer la gouvernance afin qu’elle permette d’associer équitablement les parties prenantes concernées et impliquées dans les institutions de l’ESS », comme le font remarquer Lacan & Silva (2020, p.324).
Par voie de conséquence, si nous voulons aboutir à une gouvernance sociale du digital, il faut que cette gouvernance soit multi-acteurs afin de pouvoir s’inscrire dans une dynamique d’innovation qui soit sociale et collective et lutter efficacement contre les risques potentiels associés à la transformation digitale. Il en ressort que la gouvernance, qu’elle soit numérique ou algorithmique, doit toujours demeurer un outil support et d’aide à la décision et ne doit pas se substituer aux décideurs, au risque de subjectiver davantage les individus qu’elle est supposée servir.

 

Article écrit par Hachana Rim, enseignante-chercheuse à l'ESDES Business School

 

Références bibliographiques

  • Benedetto-Meyer, M. & Boboc, A., (2021), Sociologie du numérique au travail, Editions Armand Collin, 240 pages.
  • Bellini, F., Dulskaia, I., Kilpi, K., Nicolai, A. & Vanobberghen, W., (2016), Exploring impacts of collective awareness platforms for sustainability and social innovation, Eurokis Press, 111 pages.
  • Berkowitz, H. & Souchaud, A., (2019), (Self-)Regulation of sharing economy platforms through partial meta-organizing, Journal of Business Ethics, Springer Verlag, 159 (4), 961-976.
  • Bria, F., (2015), Growing a digital social innovation ecosystem for Europe: DSI final report, Luxembourg Publications Office, 102 pages.
  • Cardon, D., (2018), Le pouvoir des algorithmes, Pouvoirs, 1 (164), 63-73.
    Etter, M., Fieseler, C. & Whelan, G., (2019), Sharing economy, sharing responsibility? Corporate social responsibility in the digital age, Journal of Business Ethics, 159 (4), 935-942

 

 

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