La frénésie du Black Friday précédant celle des cadeaux de Noël nous invite chaque année à la surconsommation de produits électroniques dont les déchets sont dangereux et la fabrication très émettrice de gaz à effets de serre. En France l’article 16-I de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 de lutte contre le gaspillage et pour l’économie circulaire, a mis en place un indice de réparabilité sur neuf catégories de produits électriques et électroniques. L’association HOP (Halte à l’obsolescence programmée) fait partie des entrepreneurs sociaux nommés Follow 2022 par Ashoka pour ses actions de plaidoyer auprès des décideurs politiques, des entreprises, des réparateurs ou encore des vendeurs pour mettre en place des normes et des lois en termes de conception de produits durables et réparables[1]. Il n’en reste pas moins que la question de la surconsommation est au cœur des enjeux de responsabilité sociale des entreprises comme dans le secteur du luxe, où se pose la question de sa légitimité (Roux, El Euch Maalej, & Boyer, 2016) ou dans le secteur automobile dont le marketing s’efforce de dissimuler sous le voile pudique de la « voiture propre » la part maudite de ses activités.
L’écrivain et philosophe Georges Bataille (1897-1962) est l’auteur d’une œuvre abondante qui s’inscrit sous le signe de la transgression, du mysticisme et de l’érotisme. « Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette œuvre, plus que toute autre dénudante, qu’elle ne dise de la vie privée que le minimum et généralement le pire, » (Surya, 2012). Il a été un inspirateur de plusieurs des auteurs rassemblés par les anglo-saxons sous le vocable de « french theory » : (Foucault, Derrida, Lyotard, Lacan, Baudrillard…) qui sont des références pour les critical management studies. Restée longtemps ignorée[1] son approche anthropologique transdisciplinaire s’est attachée à plusieurs thématiques pertinentes pour une approche critique du management comme la souveraineté (De March, 2022), la dépense ou la communication.
Pour Georges Bataille, il est clair que la dépense et l’excès, avec ce qu’ils impliquent de jouissance et de souveraineté acquise dans la transgression, sont ce qui compte, beaucoup plus que toute analyse de la pénurie ou de l’accumulation selon des méthodes classiques ou marxistes.
Bataille part du constat que l’économie, telle qu’elle a été pratiquée et intuitionnée par les hommes avant la naissance de l’économie libérale comme science, a fait du refus de la perte (monétaire, matérielle) un axiome. Il semble naturel parce que rationnel que la perte n’ait pas sa place dans l’économie dont le but est d’accumuler et de conserver les richesses. Il développe dans son ouvrage La Part Maudite (1949) une conception singulière de « l’économie généralisée ». A l’échelle du vivant les organismes humains ou non-humains disposent de ressources d’énergie plus grandes qu’il n’est nécessaire pour assurer la vie à savoir ce qui relève des fonctions de croissance et de reproduction. Le rayonnement solaire a pour effet une surabondance de l’énergie à la surface du globe que la matière vivante reçoit et accumule dans les limites de l’espace qui lui est accessible. L’impossibilité de continuer la croissance de façon infinie et la pression qui s’exerce sur le globe donnent le pas à la dilapidation. L’excèdent d’énergie encore accru par le travail humain et démultiplié par l’usage de la technique, s’il ne peut servir à la croissance est perdu c'est-à-dire qu’il ne peut être utilisé. Pour Bataille la pression a deux effets principaux que l’on peut constater au quotidien :
Georges Bataille identifie trois formes de luxe : la manducation, la mort et la reproduction sexuée. La manducation des espèces les unes par les autres est la forme de luxe la plus simple. Par exemple, en ce qui concerne l’homme la consommation de viande de bœuf est la première cause de déforestation ; entre 2001 et 2015, elle a été responsable de 37% de la déforestation provoquée par les activités agricoles. Un kilo de bœuf y compris le fourrage, demande 323 m² de Terre contre 6m² pour un kilo de pommes de terre ou de légumes.[1] La manducation porte la mort qui par sa forme fatale et inexorable est pour Bataille le plus couteux des luxes, celui qui répartit dans le temps le passage des générations. Enfin la reproduction sexuée, où les individus engendrés sont clairement séparés de ceux qui les engendrent et « leur donnent la vie comme on donne aux autres » est l’occasion d’une soudaine et frénétique dilapidation des ressources d’énergie portée en un moment à l’extrême du possible. Mi-novembre 2022 la population de la terre a dépassé les huit milliards d’êtres humains. Il y a 70 ans, en 1952, elle était de 2,5 milliards et dans 70 ans, en 2092, elle aura encore augmenté de 2,5 milliards par rapport aux chiffres actuels. Certains en viennent à se demander s’il ne faut pas arrêter de faire des enfants pour sauver la planète au risque d’escamoter les enjeux économiques et politiques. (Pont, 2022) . Le travail humain et la technique ouvrent à l’homme la possibilité d'augmenter ses réserves d'énergie, mais leur action combinée occasionne des dilapidations encore plus grandes, comme les guerres, et l'augmentation de la consumation (gaspillage et dépenses somptuaires accessibles au plus grand nombre) depuis plusieurs décennies. L’élévation du niveau de vie n’est nullement représentée comme une exigence de luxe. Au contraire « le mouvement qui la revendique est même une protestation contre le luxe des grandes fortunes : ainsi cette revendication est-elle faite au nom de la justice » Cependant, ces deux aspects sont vus comme une double malédiction, d'où le refus de la guerre et le refus de reconnaître que l'augmentation du niveau de vie est luxe. Ainsi la dilapidation est source d'angoisse, parce qu'elle n'est pas reconnue comme loi fondamentale de l'économie générale.
Bataille est parti du constat que l’humanité consciente est restée mineure et que si elle se reconnaît le droit d’acquérir de conserver ou de consommer rationnellement, elle exclue par principe toute dépense improductive. Pour lui l’activité humaine n’est pas réductible aux processus de production de conservation et de consommation. Bataille va distinguer deux parts distinctes dans les activités humaines (La Notion de Dépense, 1933) :
La notion de dépense chez G. Bataille est associée au principe de la perte, il s’agit d’une dépense inconditionnelle, qui est contraire à la rationalité économique qui voudrait que toute dépense soit compensée par une acquisition. Il prend notamment l’exemple des bijoux. Il ne suffit pas qu’ils soient beaux et éblouissants, ce qui laisserait la possibilité de leur substituer des faux (diamants de synthèse, oxyde de zirconium), mais le sacrifice d’une fortune considérable est nécessaire pour qu’ils revêtent un caractère fascinant. La valeur du bijou est liée au sacrifice humain qui a dû être réalisé pour l’extraire des entrailles de la terre comme en témoigne l’industrie des « diamants de sang » que depuis 2003 le processus de Kimberley s’efforce de contenir . A l’autre bout de la chaine elle est également liée aux sommes considérables que l’acquéreur est prêt à payer pour témoigner ostensiblement du sacrifice qu’il réalise pour offrir un cadeaux somptueux chargé d’amour sexuel. Dans le domaine des compétitions sportives, le budget colossal consacrés par le Qatar à l’organisation de la coupe du monde de football 2022 (220 milliards de $) nous conduit à penser avec Bataille que cette énergie est prodiguée dans le but de créer un sentiment de stupéfaction, d’une intensité beaucoup plus grande que toute entreprise de production visant à satisfaire une quelconque utilité. Le danger de mort n’est pas évité et constitue au contraire l’objet d’une attraction inconsciente. Dans le cas présent notre attention est autant attirée par le sacrifice des joueurs que par celui-des ouvriers qui ont contribué au péril de leur vie à la préparation de cette manifestation d’une mystique sans Dieu qui se veut éblouissante.
Les hommes se trouvent constamment engagés dans des processus de dépense qui dans leurs formes les plus accentuées produisent des états d’excitation assimilables à des états toxiques, qui sont définis par Bataille comme des impulsions illogiques et irrésistibles au rejet de biens qu’il aurait été possible d’utiliser rationnellement selon le principe d’une balance comptable équilibrée. Les pertes ainsi consenties sont liées à la « création de valeurs improductives, dont la plus absurde et en même temps celle qui rende le plus avide est la gloire. Complétée par la déchéance, celle-ci sous des formes tantôt sinistres tantôt éclatantes, n’a pas cessé de dominer l’existence sociale et il reste impossible de rien entreprendre sans elle alors qu’elle est conditionnée par la pratique aveugle de la perte personnelle ou sociale » (La Notion de Dépense, 1933). Ainsi de la physique du globe à l’économie planétaire Bataille attire notre regard vers cet excédent d’énergie qui anime les sociétés humaines. A rebours de l’ordre économique classique, le déchet immense de l’activité humaine nous conduit à prendre en compte la part du sacré et de l’obscène entrainé par les intentions humaines dans un jeu qualitatif où la matière perdue pour la gloire représente par rapport à l’économie ce que le crime représente par rapport à la loi : une transgression où l’ardeur voluptueuse se conjugue avec la rage du désir.
Patrick Gilormini est enseignant chercheur à l'Esdes Business School
Bataille, G. (1933, Janvier). La Notion de Dépense. La Critique Sociale(7).
Bataille, G. (1939-1945). La limite de l'utile (éd. 2016). Lignes.
Bataille, G. (1949). La Part Maudite. Paris: Minuit.
De March, F. (2022). La notion de souveraineté chez Georges Bataille (1897-1962) éclaire-t-elle les suicides au travail ? Revue Française de Gestion, 305(4), 79-101.
Pont, E. (2022). Faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète ? : enquête sur la démographie mondiale. Paris: Payot.
Roux, D., El Euch Maalej, M., & Boyer, J. (2016). Les jugements critiques du luxe : une approche par la légitimité. Décisions Marketing, 82(2), 33-52.
Surya, M. (2012). Georges Bataille, La mort à l'oeuvre. Paris: Gallimard.