La sobriété peut-elle apparaitre comme une visée émancipatrice pour notre siècle comme le fut la liberté au milieu du siècle dernier ? Fin Août 2022 se sont tenues les quatrièmes Universités d'Eté de l'Economie de Demain à l’initiative d’Impact France[1], « le mouvement des entrepreneurs et dirigeants qui mettent l’impact écologique et social au cœur de leur entreprise ». Ce premier temps qui a réuni 2000 participants est actuellement décliné dans plusieurs régions françaises notamment à Montpellier et à Lyon [2]. Ces rencontres sont organisées autour d’un manifeste et de vingt propositions à destination des pouvoirs publics et des entrepreneurs pour engager l’économie sur le chemin d’une nouvelle prospérité par la sobriété. Le mot d’ordre qui a été retenu pour cet ensemble de manifestations est « Sobriété, j’écris ton nom ». Ces propositions visent à passer d’une sobriété subie à une sobriété organisée par le développement de nouvelles solutions alliant innovations scientifiques, écologiques et sociales qui répondent à des besoins essentiels non satisfaits plutôt que d’en créer de nouveaux. Ce mot d’ordre s’inspire directement du poème de Paul Eluard « Liberté, j’écris ton nom » publié clandestinement en 1942 comme une ode à la liberté face à l’occupation nazie. (Eluard, 1945). Politiquement engagé auprès du parti communiste, Paul Eluard (1895-1952) est le poète qui ne se résigne pas, qui n’accepte pas. C’est un porteur d’espérance pour les temps sombres. La lecture du manifeste d’Impact France nous révèle la nouvelle espérance des entrepreneurs sociaux d’aujourd’hui qui est de répondre collectivement aux besoins de chacun dans un monde aux limites planétaires dépassées et au consumérisme débridé [3] . La sobriété qui est une réduction volontaire de la consommation, est à distinguer de l’efficacité (même quantité consommée pour une production accrue) et de la pauvreté (réduction de la consommation qui s’impose à nous par les prix). La sobriété est moins une affaire d’innovation technique que d’innovation sociale territorialisée pour changer les comportements collectifs et faire évoluer les pratiques sociales. Elle nécessite en particulier la mise en œuvre de partenariats entre les entreprises, les associations et les collectivités locales (Richez-Battesti, Petrella, & Vallade, 2012). Ces propos anticipant un futur désirable de sobriété heureuse (Rabhi, 2010), nous apparaissent comme la manifestation contemporaine de ce que le philosophe allemand Ernst Bloch appelait dans son œuvre majeure Le principe espérance (1982).
Ernst Bloch (1885-1977) est un philosophe marxiste allemand non orthodoxe qui formula l’idée d’« utopie concrète ». Il s’agit d’une pensée utopique qui a perdu son ambition universelle pour devenir locale. l’utopie n’est pas une fuite dans l’irréel, mais est l’exploration des possibilités objectives du réel et la lutte pour leur concrétisation. Cette exploration est à mettre en œuvre dans le cadre de micro expériences territoriales. Bloch s’est attaché notamment à une interprétation originale du christianisme dans la perspective d’un messianisme athée (Münster, 1989).
Pour Bloch, l’utopie est tout d’abord un rêve éveillé orienté vers l’avenir, une image de souhait ou encore, dans une version poétique, un paysage-de-désir. L’objet du rêve et du désir est un « non-encore-être » qui se trouve dans la réalité elle-même comme tendance ou latence. En d’autres termes l’utopie, est l’anticipation d’un monde non-encore-devenu mais ardemment désiré. Dans le cas de nos entrepreneurs sociaux, il s’agit de construire un monde de prospérité partagée et durable par la sobriété.
Ernst Bloch rattache ainsi en premier lieu l’utopie à des facteurs subjectifs. L’insatisfaction face à l’existant et le sentiment douloureusement éprouvé que « quelque chose manque » forment le terreau d’où émerge la conscience utopique. Corrélativement, celle-ci est d’abord projection dans un ailleurs par la pensée et l’imagination, projection qui témoigne d’une capacité proprement humaine.
Ces rêves éveillés peuvent être vus comme une fuite hors du monde, mais ils ne sont pas que cela. En eux s’exprime aussi l’espoir d’une vie meilleure, espoir qui empêche la résignation face à l’état de fait, et incline à l’action. Ainsi, la véritable conscience utopique ne se contente pas de rêver le dépassement du déchirement relatif à son être-au-monde. Elle n’en reste pas à des « images de consolation » mais cherche bientôt à donner à ce dépassement une forme concrète, c’est-à-dire à l’inscrire dans la matérialité du monde. Ernst Bloch définit ainsi la conscience utopique comme « conscience anticipante ». Les images qu’elle produit et les désirs qu’elle fait naître ne sont pas chimériques, ils peuvent être réalisés. Il y va ici d’une rupture très nette avec l’abstraction propre aux utopies classiques (cf. Thomas More, Thommaso Campanella). Celles-ci se présentaient davantage comme des fuites dans l’imaginaire que comme de véritables projets de transformation de l’existant. Leur perfection et leur souci de régir chaque menu détail de la vie quotidienne n’est que le pendant de leur irréalisme, et de l’irrémédiable coupure qu’elles instaurent avec l’état du monde ici et maintenant. Les auteurs utopiques classiques construisent ainsi des machines sociales parfaites, mais comme le dit Ernst Bloch aucun d’entre eux « n’a vraiment compris pourquoi “le monde” ne s’intéressait pas à leurs plans, et pourquoi l’on songeait si peu à se lancer dans le travail d’exécution». À l’inverse, la conscience anticipante construit l’utopie, non pas comme une élucubration plus ou moins farfelue, mais comme un possible en faveur duquel il s’agit d’œuvrer.
Pour Ernst Bloch, le champ de l’utopie ne se limite pas non plus aux socialistes du XIXème siècle (cf. Fourier, Saint-Simon, Cabet). Il refuse également de réduire le marxisme à une conception du monde dominante à son époque : le matérialisme dialectique. Contre lui il faut penser le marxisme à partir du Principe Espérance et retrouver le marxisme comme arme critique contre toute réalité sociale oppressive. Il faut le fonder comme une métareligion, pensée du substrat de toutes les religions, à savoir « espérance en totalité ». Bloch voit le marxisme comme un messianisme eschatologique qui explicite la différence entre ce qui est et ce qui n’est pas encore, entre existence et essence de l’homme comme de la nature. Bloch pense l’abolition de la différence de l’homme et de la nature dans une « patrie de l’identité réussie ». Marx a inauguré un mouvement de réorchestration des utopies dans une nouvelle science celle de l’utopie concrète, une théorie-praxis de cette grande aspiration vers ce qui n’est pas encore advenu. Ernst Bloch montre avec une grande érudition que cette aspiration se découvre aussi dans tous les grands mouvements révolutionnaires et dans toutes les révoltes sauvages : du christianisme primitif aux mouvements hérétiques, messianiques et millénaristes, à la révolution de 1789, à la Commune de 1871 et à la révolution d’octobre 1917. Dans cette perspective marxiste il s’attache aux textes de jeunesse de Marx et prend soin de situer Marx dans la tradition des grands hérétiques, annonciateurs d’utopies concrètes. L’utopie remplit alors trois fonctions principales dans un processus historique qui requiert l’action libre de l’homme guidée par la raison pratique :
Ernst Bloch développe également une critique de la technique moderne qui s’inscrit dans une exigence romantique d'un rapport plus harmonieux avec la nature. La technique actuelle - qu’il désigne comme « bourgeoise » - n'entretient avec la nature qu'une relation marchande et hostile : elle « se trouve installée dans la nature comme une armée qui occupe un pays ennemi ». L'auteur du Principe Espérance considère que « le concept capitaliste de la technique dans son ensemble » reflète « une volonté de domination, de relation de maître à esclave » avec la nature. Il ne s'agit pas de nier la technique en tant que telle, mais d'opposer à celle qui existe dans les sociétés modernes l'utopie d'une « technique d'alliance, une technique médiatisée avec la coproductivité de la nature », une technique « comprise comme délivrance et médiatisation des créations sommeillantes enfouies dans le giron de la nature ».
Espérer, pour les entrepreneurs sociaux c’est gonfler le présent de futur, se lancer, oser se décider. C’est répondre par leurs actes et leurs paroles à l’incertitude du lendemain. C’est conjurer la peur de ce qui vient, et la tristesse de ce qui ne viendra pas. C’est agir malgré tout. Le pire et le meilleur semblent aujourd’hui possibles. Mais ce qui compte pour ces entrepreneurs c’est de ménager la place au possible, « cet espace non clos, ce lieu de naissance qui s’ouvre devant nous », comme le définit Bloch. Cette passion du possible, c’est l’espoir. « La vie de tous les hommes est sillonnée de rêves éveillés », soutient Ernst Bloch, cette « part qui stimule, qui empêche que l’on s’accommode à l’existant néfaste et que l’on renonce ».
Il faut nous défaire d’une conception qui fait de l’espérance une fuite, une lâcheté, un refus d’affronter la réalité. Espérer est au contraire une forme de courage : courage de voir plus loin, de refuser l’immobilité, les situations figées et toutes ces fatalités commodes qui font ne rien tenter : « En conjuguant le courage et le savoir, l’homme empêche que l’avenir ne s’abatte sur lui comme une fatalité, il le conquiert et y pénètre avec tout ce qui est sien. » L’espoir n’est pas une croyance, un rêve, ni un vœu pieux, c’est ce qui nous fait avancer. C’est ce carburant qui anime les entrepreneurs sociaux français pour s’engager dans leur démarche.
Si fin 2022, l’espérance des entrepreneurs sociaux se porte vers la sobriété, c’est peut-être qu’il n’y a plus rien attendre du côté de la consommation, du productivisme, de la lutte pour les parts de marché, de l’accumulation du capital, de la maximisation des profits. N’est-ce pas une transgression durable des valeurs d’une l’idéologie capitaliste dominante dont la logique perverse conduit à la rupture des équilibres écologiques, à la destruction des écosystèmes et au changement climatique ? N’est-ce pas surtout manifester un choix libre et volontaire en faveur d’une réduction de nos consommations d’énergie et de matières, plutôt que celui de la contrainte par la puissance publique ou par les marchés ?
Article écrit par Patrick Gilormini, enseignant-chercheur à l'Esdes Business School
Bloch, E. (1976). Le principe espérance (Vol. 1). Paris: Gallimard.
Bloch, E. (1982). Le principe espérance: les épures d'un monde meilleur (Vol. 2). Paris: Gallimard.
Eluard, P. (1945). Au rendez-vous allemand. Paris: Minuit .
Münster, A. (1985). Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch. Paris: Aubier.
Münster, A. (1989). Ernst Bloch : messianisme et utopie. Introduction à une phénoménologie de la conscience anticipante. Paris: P.U.F.
Rabhi, P. (2010). Vers la sobriété heureuse. Arles: Actes Sud.
Richez-Battesti, N., Petrella, F., & Vallade, D. (2012). L'innovation sociale, une notion aux usages pluriels : Quels enjeux et défis pour l'analyse ? Innovations(28), 15-36.
[1] https://www.impactfrance.eco/
[2] https://www.universites-economie-demain.fr/lyon
[3] https://www-lejdd-fr.cdn.ampproject.org/c/s/www.lejdd.fr/Economie/faire-de-la-sobriete-energetique-un-choix-collectif-lappel-de-84-dirigeants-dentreprises-francais-4121114.amp