Patrick Gilormini

7 min.

30 mars 2023

Le développement de la méthode comptable CARE (Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement) est une des récentes manifestations de la nécessité de disposer d’outils de mesure toujours plus sophistiqués et contraignants pour contrôler les effets délétères des activités humaines sur notre environnement. Elle s’appuie sur le principe de compensation comptable qui valorise une approche en soutenabilité forte selon laquelle aucun capital n’est substituable à un autre en considérant la finitude des ressources et l’irréversibilité de la destruction de certains de leurs composants[1].  Cet outil comptable qui s’ajoute à la multiplication des règlementations et des normes environnementales, pose la question de notre liberté face au déferlement de la technique et de sa puissance en regard de notre rapport avec la nature.

L’hiver 2023 a été marqué par de nombreuses controverses sur le tourisme des sports d’hiver. Le projet d’une retenue d’eau collinaire à La Clusaz de 148 000 m3, implantée à 1 500 mètres d'altitude destinée surtout à la production de neige artificielle a suscité des manifestations d’opposants et la création d’une ZAD[2]. La Compagnie des Alpes, filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations, qui exploite les plus grands domaines skiables des Alpes Françaises s’est engagée à publier en 2024 son bilan carbone complet en incluant les effets induits par ses activités sur l’empreinte carbone de ses clients (transports aérien et terrestre pour accéder aux sites) et de ses fournisseurs/collaborateurs (trajets domicile travail et logistique)[3]. Deux visions de la montagne s’opposent l’une qui attaque des modèles insoutenables et peu compatibles avec les changements environnementaux radicaux déjà à l’œuvre, l’autre qui prône un aménagement à travers une transition progressive basée sur des éco engagements comme celui d’atteindre la neutralité carbone en 2037 grâce à un outillage de gestion de plus en plus complexe. Ceci s’inscrit sur fonds de la liberté d’accéder à des loisirs qui se sont développés sur l’exaltation du sentiment de la nature alors qu’ils n’en sont qu’une déviation bourgeoise comme le notait déjà Bernard Charbonneau en 1937 : « le bourgeois revient à la nature pour se reposer ou pour voir un beau spectacle ; la nature c’est pour lui un jardin public au milieu de terrains occupés par les usines et les champs » (Charbonneau & Ellul, 2014)  

 

La Grande mue de l’humanité

Bernard Charbonneau (1910-1996) agrégé d’histoire et géographie fait partie des non conformistes des années 30 s’exprimant dans les Revues Esprit et Ordre Nouveau qui rejetèrent dos à dos les approches libérales, socialistes et fascistes. Il est un des fondateurs de l’écologie politique française dont deux des objets de préoccupations furent l’Etat et la technique, l’un se liant à l’autre pour centraliser le pouvoir scientifique et déposséder les individus de leur autonomie. Avec son ami Jacques Ellul il s’inscrit dans le courant du personnalisme gascon.  

Très tôt il a acquis la conviction que la première grande guerre industrialisée de 1914-1918 avait ouvert le règne de la soumission complète de toute la réalité sociale et naturelle à la logique technicienne et industrielle. Ce qu’il appelle « la Grande Mue de l’humanité » est une accélération de la montée du pouvoir humain dans tous les domaines. La course à la puissance dans laquelle s’engagent toutes les sociétés en guerre exige la saisie de toute la population, de toutes les ressources industrielles, mais aussi agricoles de la totalité de l’espace aussi bien que de la vie intérieure des peuples.

 

L’emprise de l’organisation pour sauver la nature

Charbonneau a très vite pris conscience que son siècle serait autant celui du saccage de la nature que celui du totalitarisme. Selon lui si l’homme a besoin de nature, c’est qu’il a besoin de liberté. Être à la fois naturel et spirituel, il a un besoin vital de rencontrer la nature hors de lui, pour y éprouver charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde. Le milieu industriel et technique dans lequel nous vivons ne peut répondre que de manière très limitée à notre besoin de liberté et une artificialisation excessive du monde finit par engendrer la fin de la liberté de l’homme. La liberté est l’essence de l’homme en tant qu’il existe sur le mode de la conscience et s’avère capable de saisir des vérités d’ordre spirituel. Elle est puissance d’arrachement, mise à distance entre la réalité et le sens. Or la civilisation industrielle risque de nous priver à la fois de nature et de liberté. En effet on ne peut désormais bouger une pierre sans modifier l’équilibre de la planète, et pourtant nous déplaçons des montagnes et des fleuves. Le prix à payer pour cette liberté inconsidérée risque d’être la perte de la liberté car plus la puissance grandit plus l’ordre doit être strict. « Rien n’ayant jamais été donné pour rien sur terre, si l’homme prétend s’émanciper totalement de la nature, il pourrait bien le payer par un contrôle social total. C’est pourquoi, aux menaces de catastrophes entraînées par l’exploitation sans frein de la terre s’en ajoutent d‘autres provoquées par les réactions de la matière humaine écrasée sous le poids de la machine sociale, par le malaise physique et spirituel de l’homme qui ne peut tolérer de bonheur que le sien et non celui qu’on lui fabrique dans les laboratoires et ministères[…] Pour contrôler les dangers de moyens de plus en plus puissants et fragiles parce que complexes, gérer un espace et des ressources qui s’épuisent , prévoir et maîtriser les réactions humaines qui empêcherait de le faire, on est obligé de renforcer l’organisation. On est contraint de tout connaître, tout calculer tout prévoir pour ce qui est de la nature et de l’homme. » (Charbonneau, 1980, pp. 69-70). Charbonneau nous alerte sur le fait qu’en dépit des apparences l’écofascisme a l’avenir pour lui, et qu’il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite. En effet « la préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital : la liberté » (ibid., 93)

 

Le fait décisif de la modernité est la technique. Celle-ci n’est pas seulement le machinisme mais désigne un phénomène nouveau, né de l’agrégation et de la multiplication d’un ensemble de techniques qui forme le substrat social de la modernité : techniques intellectuelle, économique, politique, juridique, organisationnelle, de communication ou de transport. Prendre au sérieux la technique, c’et s’intéresser aux pratiques, aux formes de vie et aux socialités produites par la modernité plutôt qu’aux discours et aux idéologies. Contre la logique du fait divers et de l’audimat qui masque et fait écran aux authentiques transformations du monde environnant B. Charbonneau propose d’être à l’écoute des lentes transformations de notre vie de tous les jours. La technique rend les hommes irresponsables. Les manifestations principales du développement de la technique sont le gigantisme, la concentration et l’abstraction. Cet état de fait aboutit à une dispersion des effets de l’action : à l’ère de la technique l’identification de la responsabilité des acteurs est devenue problématique, voire impossible. L’action morale est donc impossible puisque l’homme ne peut se représenter les effets de son action. Pour Charbonneau « le drame est qu’il n’y ait point le crime d’une mafia, mais une vaste lâcheté anonyme » Au moment où la technique moderne donne au capitalisme les moyens de son gigantisme, la responsabilité de cet état de fait est diffuse : chacun contribue, en renonçant à interroger les orientations fondamentales de son existence, à le perpétuer et même à l’approfondir.  

 

La RSE sous tension

Pour Charbonneau la liberté n’est pas un droit mais un devoir et il serait aberrant de composer avec un service dit public qui construirait des centrales nucléaires, des trains à grandes vitesses, des stations de ski autant de produits techniques qui au nom du progrès vont également à l’encontre du mieux-être des habitants. Pour lui l’être humain est la nature et l’écologie est le seul chemin de la liberté qui permet à chaque individu la plus large autonomie vis-à-vis des systèmes techniques et de la centralisation des institutions qui sont de plus en plus inféodées à une science sans conscience. Le libéralisme économique et sa traduction dans des régimes politiques non-interventionnistes, n’enlève rien au mouvement de fond qui concerne toutes les sociétés, à savoir « la totalisation sociale ». Dans cette perspective le mouvement de la responsabilité sociale de l’entreprise, qui s’est fortement développé notamment depuis le livre vert de la Commission européenne de 2001[4] , n’a fait que transférer de l’Etat aux entreprises la responsabilité de la transition écologique et la réalisation des objectifs de développement durable. Si sous le coup de la globalisation l’Etat ne contrôle plus l’économie nationale et les communautés ne reposent plus sur une seule localisation, l’individu n’en reste pas moins dépendant du « développement économique » quand bien même celui-ci se veut durable. Aujourd’hui notre monde est pris dans un développement qui mène soit à une catastrophe, soit à un totalitarisme scientifique et technique planétaire. Il convient alors pour B. Charbonneau de penser les nouvelles conditions, à la fois de l’enfermement des individus et des possibilités de leur liberté. L’avenir de la RSE s’inscrit sur cette ligne de crête.

 

Bibliographie

Cérézuelle, D. (2022). Nature et Liberté - Introduction à la pensée de Bernard Charbonneau. Paris: L'échappée.

Charbonneau, B. (1969). Le jardin de Babylone (éd. 2002). Paris: Encyclopédie des nuisances.

Charbonneau, B. (1980). Je fus. Essai sur la liberté (éd. 2021). Paris: RN.

Charbonneau, B. (1980). Le feu vert-Autocritique du mouvement écologique (éd. 2022). Paris: L'échappée.

Charbonneau, B. (2022). Résister au totalitarisme industriel : actualité de la pensée de Bernard Charbonneau. Paris: RN.

Charbonneau, B., & Ellul, J. (2014). Nous sommes des révolutionnaires malgré nous - Textes pionniers de l'écologie politique. Paris: Seuil.

Rognon, F. (2012). Bernard charbonneau et Jacques Ellul - Aux sources de l'écologie radicale du XXIème siècle. Écologie & politique, 44(1), 67-76.

 

[1] https://www.cerces.org/care

[2] https://www.ledauphine.com/haute-savoie/haute-savoie/retenue-collinaire-de-la-clusaz-un-projet-une-zad-et-des-rebondissements

[3] https://www.compagniedesalpes.com/notre-scope-3

[4] Livre vert - Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises /* COM/2001/0366 final */

 

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