Patrick Gilormini

8 min.

21 septembre 2022

Inondations meurtrières au Pakistan, sécheresses et canicules historiques en Chine et en Europe, pluies diluviennes et incendies aux États-Unis : d'un bout à l'autre de la planète, les catastrophes naturelles de l'été 2022 ont matérialisé la réalité du réchauffement climatique pour des milliards de personnes. Les solutions techniques au réchauffement climatique apparaissent déjà inadaptées : face à la canicule la Californie a dû interdire partiellement la recharge des voitures électriques qu’elle s’efforçait au même moment de généraliser[1] . En effet les fortes températures affectaient le réseau électrique qui menaçait de tomber en panne. La Métropole de Lyon a été touché par des coupures électriques : les canicules répétées ont en effet provoqué des pannes souterraines, le réseau d’électricité étant enterré en zone urbaine dense[2]. Airbus a annoncé que de nouveaux avions à hydrogène rentreront en service en 2035[3] mais le recours à l'hydrogène « vert » dans le transport aérien nécessitera d'énormes quantités d'électricité renouvelable, au détriment des autres secteurs qui doivent eux aussi se décarboner.

Comment un monde hautement technicisé, qui tend à exclure ou à détruire l’homme par les effets secondaires de la technique peut-il laisser la place à l’exercice d’une responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise ? Le philosophe Günther Anders propose des éléments de réflexion qui nous conduisent à mettre en question les réponses techniciennes au réchauffement climatique.

 

De l’obsolescence de l’homme

 

Günther Anders[4] (1902-1992) est un philosophe allemand élève de Husserl et de Heidegger qui pense l’autonomie de la technique et en fait la critique. Pour lui la technique moderne prive peu à peu l’homme de sa liberté : elle commence par le déclarer obsolète tout en caressant le projet à long terme de le liquider. Elle traite l’homme non seulement comme un simple moyen mais carrément comme une matière première. La seule liberté qui reste à l’homme, chez Anders, est celle de résister à la technique qui travaille à l’évincer progressivement de la fonction de sujet de l’histoire pour l’y remplacer. Le mot clé d’« obsolescence » est à mettre en rapport avec la finalité sans fin de la production industrielle qui est de produire pour produire. Si le « progrès » avance à un rythme accéléré c’est que l’industrie telle qu’elle est devenue ne poursuit pas d’autre but que de livrer à l’obsolescence aussi vite que possible ses produits déjà vendus afin de garantir ainsi la continuation de la production. Donc « si le progrès désigne encore quelque chose, c’est alors le progrès dans la fabrication du périmé. » (Anders, 2008, pp. 374-375).

Anders ne cesse d’attirer notre attention sur le rapport de proximité entre les effets de la technique tels qu’ils se sont manifestés dans le génocide d’Auschwitz et la possibilité d’un globicide à venir, dont Hiroshima et sa répétition banalisante à Nagasaki constituent les signes avant-coureurs.

Claude Eatherly commandant de l'avion météorologique qui a soutenu le largage de la bombe atomique sur Hiroshima le 6 août 1945, n'a ressenti aucune animosité particulière à l'égard des Japonais. Eatherly a accompli sa mission, sans se soucier de sa finalité ultime. Comment en est-on arrivé là ? Comment était-il possible que, comme l’écrit Anders, "la quantité de méchanceté requise pour accomplir le crime ultime, un crime disproportionné, soit égale à zéro" ? Pour lui, les catastrophes du XXe siècle n'étaient que l'aboutissement logique d'un processus pernicieux, déjà en cours depuis de nombreuses années, impliquant l'exclusion progressive de l'homme de tous les processus de production - et, finalement, du monde créé par ces processus. La véritable catastrophe à cet égard, qu'Anders espérait rendre "visible pour la première fois", résidait dans la transformation de la condition humaine, une transformation qui était devenue aussi naturalisée et imperceptible que destructrice. Selon lui, la bombe atomique est "l'emblème ultime d'une force surnaturelle, troublante et obsédante canalisée par des objets technologiques complexes : elle montre que plus "notre" puissance technologique augmente, plus nous devenons petits ; plus les capacités des machines sont inconditionnelles et illimitées, plus notre existence est conditionnelle ; plus les machines nous relient par leur existence même, plus nous sommes également considérés comme superflus et inadéquats"

Le modèle du travail moderne, avec sa division technique extrême des activités et ses chaînes d'abstraction logistiques et numériques, a fait perdre de vue au travailleur le produit final et les conséquences environnementales de ses actes en réduisant sa fonction à une simple exécution et à surveillance répétitive. Le travailleur accomplit un travail standardisé de faible valeur intrinsèque - orienté principalement vers la recherche du profit - dans lequel il y a peu de possibilités d'expression personnelle ou de culture d'une éthique du travail.

 

Du décalage prométhéen

 

La modernité technique est devenue la source d’un « décalage prométhéen », c'est-à-dire d’une « a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit ». Pour G. Anders nous sommes capables de fabriquer la bombe à hydrogène, mais nous n’arrivons pas à nous figurer les conséquences de ce que nous avons fabriqué. Dans la mesure où la technologie a envahi l’ensemble des activités humaines il nous invite à considérer qu’en fabriquant des produits de plus en plus complexes nous avons construit un monde qui excède nos facultés de compréhension. Ainsi propose-il dans la préface à la cinquième édition du premier volume de l’Obsolescence de l’homme trois thèses majeures :

  • Nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ;
  • Ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ;
  • Nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire, ou plutôt ce qu’il faut impérativement que nous croyions (Anders, 2001, p. 11)

La seconde thèse définit le « décalage prométhéen » : en raison de l’écart technique entre la capacité de produire et celle de représenter les effets de cette production, les propriétés des produits peuvent dépasser qualitativement les attributs de l’être vivant qu’est l’homme et, d’autre part, il en résulte une cécité dans l’action pratique qui conduit à toutes les difficultés à concevoir une responsabilité adéquate. Ainsi les conséquences du décalage prométhéen entre produire et représenter se manifestent d’une part dans un sentiment de honte de ne pas être soi-même aussi parfait que ses productions, et dans une impossible responsabilité, où chacun agit consciencieusement, mais sans parvenir à mesurer les conséquences de ses actes. Le décalage prométhéen ne concerne donc pas uniquement les limites de notre représentation des effets de la technique mais également celles de la morale. La responsabilité est un sentiment inhibiteur de notre hybris. Le monstrueux qui peut être déchainé par les effets des systèmes techniques est tel qu’il devient irreprésentable, voir imperceptible c'est-à-dire difficile à éviter.

 

Impossibilité d’une responsabilité sociale et environnementale

 

Dans deux lettres ouvertes adressées au fils d’Adolf Eichmann à vingt-cinq ans d’intervalle Anders considère la condition humaine sous l’angle d’une catastrophe à répétition, qui entraine l’obsolescence toujours croissante de l’humain lui-même. L’homme y apparaît encore comme détenteur d’une capacité de production infiniment supérieure à sa capacité de représentation mais également à sa capacité de sentir. Dans ce contexte, l’idée même d’une responsabilité se trouve radicalement atteinte ou profondément pervertie. Ainsi sommes nous tous d’une façon ou d’une autre des fils d’Eichmann, plus précisément nous sommes tous devant des choix auquel G. Anders confronte celui-ci : le choix de la continuité ou de la rupture. Ce choix devient de plus en plus urgent que se réduit de jour en jour la marge de jeu dont dispose l’humain dans le monde tel qu’il devient. Ainsi à partir du jeudi 28 juillet 2022, il nous faudrait entamer une seconde planète pour couvrir tous les besoins de l'humanité. Le « Jour du dépassement de la Terre », avance chaque année dans le calendrier[5], signe que nos modes de consommation et de production n'ont pas encore opéré la transformation nécessaire. Alors que les canicules et les incendies furent particulièrement violents cet été, nous continuons à consommer bien plus de ressources que la planète n'est capable d'en produire chaque année.

« Quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. Que cette démesure concerne des projets, des performances dans la production ou des actions déjà menées à leur terme, le « trop grand nous laisse froids, mieux (car le froid serait encore une sorte de sentir) : même pas froids, mais complètement intouchés ; nous devenons des « analphabètes de l’émotion », qui confrontés à de « trop grands textes » , ne reconnaissent plus, tout simplement qu’ils ont sous les yeux des textes. Six millions demeurent pour nous un simple nombre, tandis que l’évocation d’une dizaine de tués aura peut-être encore quelque résonnance en nous, et que le meurtre d’un seul homme nous remplit d’effroi. […] Parce que c’est cette carence-là qui permet la répétition des pires choses ; qui facilite leur augmentation ; qui peut être rend cette répétition et cette augmentation inévitables. » (Anders, 1999, pp. 58-59)

L’expérience de plus en plus proche et fréquente de notre impuissance face aux impacts de la technique sur le changement climatique constituerait donc une chance, une opportunité de morale positive car elle peut mettre en œuvre un mécanisme d’inhibition. Il existe en effet , inhérente au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit. C’est justement ce choc qui nous enseigne que nous venons d’atteindre cette ultime limite au-delà de laquelle les deux voies de la responsabilité et du cynisme se séparent de façon irrémédiable. (Anders, 1999, p. 68).

Pour G. Anders , quiconque a une fois réellement tenté de se représenter les effets de l’action qu’il projette ( ou d’un projet dans lequel il s’est trouvé intégré sans se douter de rien) et qui après l’échec de cette tentative de représentation , s’est réellement avoué cet échec , celui-là se trouve alors pris de peur , d’une peur salutaire de ce qu’il était sur le point d’accomplir ; par là il se sent appelé à réexaminer sa décision ( en l’occurrence ce que , sans avoir pris lui-même de décision , il aurait contribué à déclencher) . Dans cette perspective, si par exemple en projetant de doter votre maison d’une piscine, ou de prendre un avion moyen-courrier, en achetant un jean[6] vous ne pouvez pas imaginer l’effet de cette action, vous vous dites « je ne peux pas imaginer l’effet de cette action, donc c’est un effet monstrueux, donc je ne peux pas l’assumer, donc, je dois réexaminer l’action projetée ou bien la refuser, ou bien la combattre. » (Anders, 1999, p. 68)

 

Bibliographie

Anders, G. (1999). Nous, fils d'Eichmann. Paris: Payot & Rivages.

Anders, G. (2001). L'obsolescence de l'homme. (C. David, Trad.) Paris: Encyclopédie des nuisances : Ivrea.

Anders, G. (2007). La Haine. Paris: Payot & Rivages.

Anders, G. (2008). Hiroshima est partout. Paris: Le Seuil.

Bussy, F. (2020). Günther Anders et nos catastrophes. Paris: Le Passager Clandestin.

Jolly, E. (2017). Günther Anders: Une politique de la technique. Paris: Michalon.

 

[1] https://www.nytimes.com/2022/09/01/us/california-heat-wave-flex-alert-ac-ev-charging.html?smid=url-share

[2] https://www.leprogres.fr/societe/2022/08/05/coupures-d-electricite-en-serie-beaucoup-d-interventions-sur-le-terrain-avec-les-fortes-chaleurs

[3] https://www.airbus.com/en/newsroom/press-releases/2020-09-airbus-reveals-new-zero-emission-concept-aircraft

[4] Né à Breslau (devenue Wroclaw en 1945)   , auteur de textes antifascistes il dû s’exiler en France et aux Etats-Unis de 1933 à 1950, co-initiateur du mouvement contre la bombe atomique, il s’est rendu à Hiroshima en 1958, a correspondu avec Claude Eatherly le pilote de l’avion de reconnaissance d’Hiroshima et fut membre du Tribunal Bertrand Russell sur la guerre au Vietnam (1966-1967).  

[5] 19 septembre il y a 20ans

[6] En 2019, selon l’Alliance des Nations unies pour une mode durable, la production d’un jean consomme 7500 litre d’eau soit l’équivalent de ce que boit en moyenne une, personne pendant sept ans.

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