Christian Le Bas

7 min.

31 mars 2022

Christian LE BAS (clebas@univ-catholyon.fr)

Full professor of Economics, Institute of Sustainable Business and Organizations. Confluence : Sciences et Humanités - UCLY, ESDES

Nous vivons traditionnellement en cette fin d’année un moment de boom de la consommation (jouets, nourriture, déplacements, cadeaux de toutes sortes). Aux Etats-Unis on enregistre même la plus forte hausse en 17 ans du baromètre des dépenses de consommation ! Difficile de croire que la bataille pour un ralentissement de nos modes d’existence et qu’une ère de consumérisme plus tempéré ont commencé (Laurent Assouly dans une tribune au « Monde » le 31 octobre 2021). Réduire ses déplacements, relocaliser ses achats, privilégier les objets d’occasion… Pourtant ces idées semblent faire leur chemin dans l’opinion publique (tribune du « Monde » de Claire Legros, le 17 novembre 2021). Idée partagée par tout un courant de pensée et de recherche académique soutenant un projet en faveur de la sobriété économique comme levier de transition vers une économie soutenable et performante du point de vue écologique. Son point fixe est bien entendu la consommation. Pour la recherche académique la sobriété dans la consommation s’analyse dans deux dimensions. Il y a d’abord une sobriété en termes de niveau de dépense (le comportement économe standard : dépenser moins) et une sobriété dans le contenu même de la consommation (le comportement de responsabilité adossé aux pratiques de réutilisation et de recyclage). Il ne s’agit donc pas toujours de consommer moins (position qui intersecte toute la pensée sur la « décroissance ») mais certainement consommer autrement (position qui impose des changements du mode de vie).

Cette approche bute sur au moins trois catégories de difficultés. Compte tenu des inégalités économiques, des classes sociales entières n’atteignent pas toujours les normes idéales de consommation, il est donc difficile de leur demander un effort de type consommer moins. D’autre part, sur le versant du consommer autrement, les choix des individus consommateurs sont foncièrement libres. Il s’avère donc impossible de planifier et d’imposer (plus ou moins autoritairement) des choix écologiques en matière de consommation, et donc de modifier le mode de vie. Enfin, il reste les politiques de prix : elles sont très souvent inopérantes compte tenu de l’effet Jevons (effet rebond) quand on les oriente à la baisse, sans oublier le cout pour les consommateurs aux revenus faibles quand on les oriente à la hausse. La sobriété dans la consommation ne se décrète pas. La solution revient alors à aider/accompagner/inciter à une profonde transformation des modes de vie. C’est là que ce que nous appelons la frugalité technologique peut utilement aider.

Il y a toute une littérature sur l’innovation technologique frugale émanant du domaine académique du management et des études sur l’innovation. Mais, au-delà, elle s’est imposée au centre des attentions de professionnels, d’acteurs économiques et de consultants intéressés par le potentiel de la frugalité technologique comme levier d’inclusion dans la consommation de catégories sociales pauvres et de développement durablement pour les économies les moins avancées (« produire plus avec moins pour plus de gens »). Je m’en suis fait l’écho dans une tribune du Monde.

J’ai essayé de montrer que l’innovation frugale ne peut pas être seulement comprise comme de l’innovation low-tech (car elle ne l’est pas toujours), ni comme associée à des produits low-costs, mais qu’elle renvoie à un paradigme technologique nouveau (la frugalité technologique). Cette notion de paradigme qui a été utilisé depuis les années 80 dans les études économiques sur l’innovation, indique comment des problèmes sont solutionnés de façon identique pour tout un ensemble de technologies différentes. Ce paradigme de la frugalité technologique constitue un moteur puissant de production d’outils technologiques nouveaux. Cette nouvelle direction du changement technologique possède de surprenantes caractéristiques : des produits avec moins d'artefacts et de fonctionnalités, une complexité technologique décroissante, une simplification de la conception tout en fonctionnant parfaitement. Les produits frugaux sont plus légers, plus compacts, plus faciles à manier. D’où de remarquables propriétés environnementales jusqu’ici peu soulignées : l’innovation frugale économise les ressources naturelles (y compris énergétiques). Le nouveau produit frugal est plus facile à réparer renforçant les principes de recyclage à la base de l'économie circulaire (réparer, remettre à neuf, réutiliser) et censé avoir une durée de vie économique plus longue, facteur réduisant encore les pressions sur les ressources naturelles.

Clairement la frugalité technologique peut être un outil de développement durable et venir en appui à la nécessaire sobriété économique qui s’exprime dans la consommation dont on a parlé au début de cet article. Il ne s’agit plus alors de consommer moins mais de consommer d’autres types de biens, frugaux, aux propriétés écologiques et soutenables. Les travaux de von Janda, Professeur de Marketing à l’Université de Mannheim, tendent à montrer que les produits frugaux correspondant à un niveau de qualité basique, caractérisés par un faible coût de consommation, et qui expriment une durabilité environnementale renvoyant à une consommation soucieuse des ressources, sont de plus en plus nombreux. De plus, ils ont le potentiel de répondre aux besoins changeants des consommateurs (et même faire l’objet du phénomène de mode !) en plus de leur un impact positif sur la qualité de vie des consommateurs. Ils offrent l’opportunité d’un comportement de consommation respectueux de l'environnement et la possibilité d’une utilisation prudente et économique des ressources. Les politiques publiques sur la durabilité des économies pourraient être plus efficaces si elles parvenaient à associer sobriété économique dans la consommation et frugalité technologique dans la production des biens.

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