Hachana Rim

7 min.

2 mars 2023

S’inscrire dans une logique d’apprentissage et faire en sorte à ce que les connaissances générées par les formations se transfèrent efficacement, demeure le souci des dirigeants et des managers, notamment, des ressources humaines. Cet impératif n’est pas nouveau et la thématique du transfert d’apprentissage (TDA) a été soulevée depuis plus d’une trentaine d’années avec le travail séminal de Baldwin & Ford (1988). Depuis, les travaux se sont multipliés soulignant de plus en plus la nécessité d’adopter une approche interactionniste pour rendre compte de la complexité des mécanismes sous-jacents au TDA.

Il y a transfert d’apprentissage lorsque l’apprentissage qui résulte d’une ou de plusieurs formations est transféré dans le cadre de l’exercice d’un métier, c’est-à-dire qu’il conduira vers des changements dans la performance au travail. Comprendre les antécédents du TDA constituait l’objectif de plusieurs recherches. Trois principaux déterminants ont été soulevés pour expliquer la motivation à apprendre et à transférer. Il s’agit de (1) déterminants individuels (traits de personnalité, la disposition à apprendre, l’auto-efficacité, la capacité cognitive, l’utilité escomptée, etc) ; (2) déterminants contextuels (climat organisationnel, la culture d’entreprise, les expériences passées, le soutien des collègues et des supérieurs hiérarchiques, l’ouverture au changement, etc) ; et (3) le design de la formation ou la méthode d’apprentissage.

D’un autre côté, il s’avère que les programmes de formation, quoique très couteux, ne produisent pas l’effet attendu, celui du TDA, et sont considérés parfois comme inefficaces car ils ne permettent pas d’engendrer l’apprentissage escompté ni le transfert visé. Il existe ainsi un gap en matière d’apprentissage qu’il convient de combler tout en tenant compte de la complexité de la trajectoire que peut emprunter tout processus d’apprentissage. En effet, il faut garder à l’esprit que le TDA n’est nullement un processus linéaire ni naturel, mais plutôt le produit d’un long travail d’instauration d’un ensemble de structures et d’incorporation dans les pratiques managériales quotidiennes. Ce transfert est donc complexe nécessitant un travail à la fois cognitif et réflexif. L’employé-apprenant est un acteur qui agit dans les limites du champ dans lequel il évolue. Il est imprégné par les dispositions sociales de son champ. L’intérêt dans la logique Bourdieusienne, par exemple, réside moins dans la dissociation entre structure objective et subjective mais davantage dans leur imbrication de nature à engendrer des dispositions durables d’action se convertissant en pratiques.

Le TDA s’inscrit ainsi impérativement dans une approche cognitiviste et non pas uniquement comportementaliste, l’apprenant n’étant plus un « récipient passif », mais un acteur actif malgré son appartenance à des structures sociales « violentes » au sens de Bourdieu (1980).

 

La structure objective ou structurante de la pratique de transfert d’apprentissage 

Le champ organisationnel, à l’instar de tous les champs sociaux, constitue une structure objective particulière de répartition de pouvoir entre les différents acteurs sociaux. « Les champs apparaissent comme des lieux de concurrence et de lutte habités par des dominants et des dominés » (Bourdieu, 1979, p.144). Cette lutte découle d’une distribution, par essence inégale, du capital qui se décline selon Bourdieu en quatre formes (économique, culturel, social et symbolique), et « représente un pouvoir sur un champ à un moment donné » (Bourdieu, 1984).

« Les positions dans le jeu » (Bourdieu, 1984, p.8) vont déterminer l’engagement des acteurs qui s’inscrivent obligatoirement dans une logique de reproduction et de préservation du capital détenu. La pratique de TDA en tant que modalité de développement des ressources humaines trouve sa raison d’être dans la volonté des entreprises à être apprenantes, à se doter davantage des trois mots-clés autour desquels tourne toute opération d’apprentissage qui sont le KSA (knowledge, skills, capacities).

Par ailleurs, et si nous faisons revêtir au concept de transfert un sens plus large et plus flexible en l’assimilant à la notion d’usage, nous concluons que le transfert ne peut être dissocié des spécificités du champ dans lequel il s’inscrit. En effet, à la question : Comment les apprenants font usage de ce qu’ils ont appris en formation ? L’une des réponses plausibles réside dans la prise en considération des intérêts, des objectifs, des positions et des intentions des employés apprenants. Les employés ne s’impliquent pas tous de la même manière dans le TDA.

Bourdieu (1979) fournit plusieurs éléments de réponse qui peuvent constituer des explications à ce constat. L’une d’elles est liée à l’idée de la « distance de la nécessité ». En effet, la position des agents dans le champ détermine leur marge de manœuvre et leur espace discrétionnaire. Si l’employé jouit d’une « distance de nécessité », sa marge et son espace seront plus importants et il aura plus de liberté et de temps pour développer son capital, au sens large du terme et s’implique davantage dans le TDA. A contrario, les acteurs qui sont ensevelis dans les tâches quotidiennes encombrantes et soumis aux impératifs économiques et financiers de plus en plus exigeants n’auront pas assez d’espace et de temps pour pouvoir s’inscrire efficacement dans le TDA.

Une autre explication pourrait être intéressante à adopter pour expliquer la non implication uniforme des employés à l’égard du TDA, cette réponse réside dans le « calcul élaboré », « les préférences » et « les caractéristiques de la situation ». L’employé ne devient réellement apprenant que s’il y trouve un intérêt, c’est-à-dire si cet apprentissage lui procurera un avantage dans son champ. De ce fait, la position de l’employé dans son champ qui est le reflet d’une certaine détention du capital, déterminera son engagement dans le TDA.

 

La structure subjective ou structurée de la pratique de transfert d’apprentissage

Bourdieu (1984, p.5) précise que le côté subjectif de la structuration sociale s’explique par les « shèmes de perception et d’appréciation [qui] sont le produit de luttes symboliques antérieures et expriment sous une forme plus ou moins transformée l’état des rapports de force symbolique ». Par shèmes ou noyaux de perceptions, Bourdieu fait référence à l’expérience ou à la « trajectoire passée » vécu par l’acteur social. Ils sont à l’origine de développement de « jugements classificatoires » et « d’attentes collectives » dans la mesure où ils donnent naissance à une catégorisation des classes sociales entre les dominants et les dominés, d’une part et à une légitimation de cette domination, d’autre part (Bourdieu, 1979).

Les noyaux ou shèmes de perceptions et d’appréciations et l’ensemble des jugements classificatoires sont structurés dans le cadre de l’habitus qui s’apparente à une carte cognitive qui oriente et évalue régulièrement les choix et les options d’une personne.

Le soubassement cognitif de la théorie de la pratique est en adéquation avec la notion de connaissance. L’employé-apprenant est un agent qui constitue la cible pour une variété de programmes de formation. Il établit des jugements classificatoires et des attentes collectives quant au TDA, et ce en fonction de ses expériences passées et de son degré de motivation à apprendre.

Grâce à « la contagion sociale » qui est une conséquence des interactions sociales, les employés qui perçoivent positivement les programmes de formation, établissent des jugements favorables et formulent des attentes collectives en faveur du TDA. La diffusion des jugements classificatoires et des attentes collectives suppose un travail de légitimation. En d’autres termes, tout ce qui est formulé et dicté par les dominants est accepté légitimement et naturellement par les dominés. Bourdieu utilise l’expression paradoxale « la violence symbolique » pour témoigner du caractère subtil, délicat et invisible de la domination qui caractérise tout champ social.

Dans un souci de protection de la doxa, les dominants peuvent bloquer le TDA. Pour comprendre cette idée, il faudrait revenir au sens attribué par Bourdieu à ce concept. En effet, en tant qu’une manifestation symbolique d’une culture bien déterminée dans un champ, la doxa véhicule un « ensemble de présupposés inséparablement cognitifs et évaluatifs dont l’acceptation est impliquée par l’appartenance même au (champ) » (Bourdieu, 1997, p.145). Puisqu’elle est assimilée à « tous les présupposés que l’on accepte tacitement sans même le savoir » (Bourdieu, 1984, p.114), elle assoit le pouvoir des dominants et renseigne sur la culture partagée dans un champ. Les agents s’alignent avec la doxa, ce qui réduit la probabilité que les dominés défient les paradigmes déjà établis et met en péril les initiatives de mise en place de nouvelles perspectives et de nouvelles idées.

La pratique de TDA se trouve ainsi menacée par la doxa puisqu’elle appelle à la mise en place de nouvelles manières de faire les choses, ce qui peut perturber l’ordre social préétabli. Le TDA menace et défie même la doxa si elle remet en question les présupposés ou ce qui est ‘taken for granted’. Ainsi, modifier la doxa est de nature à refaçonner l’habitus et modifie de même l’illusio qui n’est autre que la croyance fondamentale dans l’intérêt du jeu.

 

Rim HACHANA est enseignant chercheur à l'Esdes Business School

 

Références bibliographiques

Baldwin T.T. & Ford J. K. (1988), “Transfer of Training: A review and directions for Future Research”, Personnel Psychology, 41, pp.63-105.

Bourdieu P. (1979), Disctinction : A social critique of the judgment of taste, Editions de Minuit, 632 pages.

Bourdieu P. (1980), Questions de sociologie, Edition de Minuit, 288 pages.

Bourdieu P. (1984) « Espace social et genèse des « classes » », Actes de la recherche en sciences sociales, 53(52), pp.3-14.

Bourdieu P. (1987), “What makes a social class? On the theoretical and practical existence of groups”, Berkeley Journal of Sociology, 32, pp.1-18.

Bourdieu P. (1997), Méditations pascaliennes, Paris : Le Seuil, 318 pages.

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