Benjamin Chapas

7 min.

15 février 2024

Parmi les défis que les entreprises doivent aujourd’hui affronter, il en est un qui est largement passé sous silence en dépit de son importance : c’est le défi que représente l’activisme et le militantisme de certains acteurs de l’entreprise qui veulent imposer l’agenda setting en matière de politique sociale de l’entreprise en le calquant sur les valeurs sociales de l’aile gauche radicale américaine (la gauche dite « morale »). En effet, qu’elles émanent de salariés, d’actionnaire ou de clients, voire de candidats au recrutement, les injonctions en direction d’une moralisation du business ont tendance à se multiplier ces derniers temps, dans un contexte de très forte polarisation sur les sujets « sociétaux »  (notamment sur le chapitre de la diversité et de l'inclusion d'une variété de profils humains au cœur de l'entreprise). L’on assisterait ainsi à l’émergence d’un « capitalisme woke », autrement dit d’un capitalisme au sein duquel l’entreprise serait désormais chargée, en sus des missions économiques qui lui incombent, de dire le « bien et le mal » et de se positionner sur le terrain politique ; avec le risque, par conséquent, de participer ce faisant d’une privatisation de l’intérêt général dont les conséquences pourraient bien être à terme redoutables.

Car c’est une chose de lutter contre les discriminations qui font que, à raison d’une couleur de peau, d’un genre ou bien encore d’une orientation sexuelle, certaines personnes se voient irrémédiablement disqualifiées et interdites de goûter aux promesses de la méritocratie, pourtant censées structurer le monde du travail. Mais c’en est une autre de réclamer des avantages particuliers pour des individus assignés à des catégories et des critères identitaires bien précis, quand ce n’est pas pour demander l’expiation à une caste de « privilégiés » tout désignés et auxquels certains voudraient faire porter toute la responsabilité de l’historique des discriminations. Entre la face progressiste d’un mouvement né aux États-Unis dans le sillage de la lutte pour les droits civiques et les dérives repérables dans ces revendications aux relents autoritaires, le hiatus en effet est patent, et il ne faudrait que cela finisse par condamner aux yeux du public la légitimité de causes bien trop importantes pour être défendues selon les méthodes des seuls professionnels de l’activisme, et notamment des plus radicaux d’entre eux.

 

Un enfer pavé de bonnes intentions ?

Or le risque existe quand, au prétexte de la lutte contre le racisme, certains « diversity trainers » en viennent, par exemple, à proposer dans certains groupes des formations pour apprendre aux employés blancs à se comporter comme des personnes « moins blanches », ou bien à s’interroger sur les origines de leur patrimoine pour « déconstruire » (mot-clé de la gauche radicale américaine) leur « culture de privilège » et adopter une attitude « moins ignorante » et moins « oppressive » (cela existe chez Coca Cola, Disney ou encore Lockheed Martin[1]). Ce type d’initiatives, dont les exemples pourraient être multipliés à l’envi, ont un accent revanchard dont on peine en effet à comprendre en quelle mesure elles sont susceptibles de faire avancer la cause de l’antiracisme, de même que l’on ne voit pas comment le fait de sommer ses clients et ses salariés à parler des inégalités raciales pourrait aider en quoi que ce soit à modifier en profondeur les causes des tensions raciales. Starbucks, à l’origine d'une initiative de ce genre (intitulée « Race Together »), en a d’ailleurs fait les frais, l’entreprise ayant été accusée de vouloir faire un coup de pub en capitalisant de façon hypocrite sur les tensions raciales qui agitent les États-Unis, son conseil d’administration ayant été jugé comme offrant à cet égard un bien piètre exemple en matière de diversité…

À lui seul, ce « bad buzz » confirme du même coup que, face aux réquisits moraux imposés par des minorités actives et fortement politisées, les directions d’entreprise sont placées dans des situations de dilemme redoutables, qui les obligent à arbitrer entre des positions souvent antagonistes et, par voie de conséquence, à s’aliéner les personnes qui ne partagent pas ses choix et décisions – dictés le plus souvent par le besoin de soigner leur image et gérer le « risque réputationnel ». Et l’on aurait tort de penser que cela ne concerne que les entreprises américaines, l’idéologie identitariste s’étendant à toutes les entreprises de culture libérale, qui, à raison du pluralisme dont elles se revendiquent, encouragent des revendications particularistes de plus en plus nombreuses à mesure que la liste des discriminations ne cesse elle-même de s’allonger – ainsi, en France, la loi reconnaît 26 critères de discrimination, mais c’est sans compter tous ceux dont peuvent se ressentir des individus qui n’hésitent pas à pousser à l’extrême un subjectivisme sans complexe. Or, tout ceci n’aide pas à clarifier les priorités en matière de politique sociale de l’entreprise, et participe au contraire d’un flou croissant quant aux nouvelles « missions » que l’entreprise se doit de mener dans le contexte de sa sociétalisation[2]. Par exemple, est-ce bien le rôle d’une entreprise de prendre position sur des questions aussi sensibles – et aux formulations que l’on peut juger discutables – comme le « privilège blanc », le « racisme systémique », la « culture du viol », ou encore « l’appropriation culturelle » ?

 

Sauvegarder la RSE

En matière de la RSE, qui veut être l’occasion d’enrichir la politique sociale via l'intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes, l’activisme et le militantisme semblent en tout cas avoir pour effet de renforcer son côté « politiquement et moralement suspect ». C’est pourquoi, afin de préserver le potentiel émancipatoire d’un paradigme qui est né avec l’ambition de concilier le développement économique de l’entreprise avec son développement social et humain, nous pensons qu’il est plus que jamais nécessaire d’organiser « une participation conflictuelle[3] » de toutes les parties prenantes sur ces sujets que la majorité, dite « silencieuse », délaisse le plus souvent pour ne pas risquer de s’exposer à la vindicte populaire et aux intimidations en tout genre. Cela permettrait de redéfinir la RSE autour d’un nombre limité de priorités choisies en fonction des missions, de l’objet social ou de la raison d’être de l’entreprise – et non d’un opportunisme ou d’un clientélisme de circonstance.

Sans cela, le risque est grand que le projet d’éthicisation des affaires qui sous-tend le déploiement du paradigme de la RSE soit laissé aux mains des seuls thuriféraires du « politiquement correct ». Lesquels auraient alors tout loisir d’imposer l’ensemble de leurs diktats et de mettre leur ingéniosité au service d’un modèle d’entreprise qui, bien loin de l’image idéalisée d’une entreprise comme « communauté » rassemblée autour d’un projet économique fédérant les énergies dans un esprit de créativité, d’accomplissement de soi et de fraternité, ne serait plus qu’une juxtaposition de communautés ayant chacune leurs particularités et défendant des intérêts qui leur sont propres. Ce qui aurait pour effet de nous éloigner de l’objectif que toute entreprise se doit finalement de suivre dans la perspective de sa responsabilisation sociale et sociétale, qui est de conjurer les excès de l’individualisme (dont le communautarisme n’est que l’extension) et de repenser les mécanismes de création et de partage de la valeur sur une base plus relationnelle et réciprocitaire. Il y a donc beaucoup de travail, mais le jeu en vaut la chandelle dans la mesure où il ne s’agit rien de moins que d’aider ainsi à la constitution d’un pacte social de qualité dont l’entreprise pourrait, dès lors, être l’un des principaux acteurs.

 

Benjamin Chapas

Enseignant-chercheur & Responsable de la spécialisation Management, Sciences Humaines et Innovation de l'Esdes Business School

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[1] Voir Guigné (de), A. 2022, Le capitalisme woke. Quand l’entreprise dit le bien et le mal, Les presses de la Cité.

[2] Voir le blog de Pierre-Yves Gomez et les différents billets qu’il a consacrés au processus de sociétalisation de l’entreprise. https://pierre-yves-gomez.fr/

[3] Voir nos deux précédents billets, le premier consacré à la problématique de la participation, le second à celle du conflit, qui doivent être pensées dans leur articulation pour

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