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Christian Le Bas
4 min.
9 décembre 2021
Les experts de l’ESDES Lyon Business School sont regroupés au sein de l’Institute Of Sustainable Business and Organizations (ISBO). Leurs travaux de recherche portent tous sur les enjeux du management responsable sous le prisme de la responsabilité sociétale des entreprises, de la finance et gouvernance des organisations, de l’économie et du management des innovations durables, perspectives du consommateur et du marché.
L’innovation frugale : des clarifications encore nécessaires pour mieux comprendre la portée du phénomène
L’innovation frugale : des clarifications encore nécessaires pour mieux comprendre la portée du phénomène La littérature académique sur l’innovation frugale (IF par la suite) a connu un fort développement ces dernières années. Mokter Hossain (Frugal innovation: Unveiling the uncomfortable reality. Technology in Society 67, 2021) fait état de 167 articles dans des journaux académiques de 2011 à 2020. Des ouvrages plus professionnels ont été également publié avec un fort tirage. La littérature est toutefois très concentrée autour d’une poignée d’auteurs. Le concept n’est pas toujours clair et les visions du phénomène ne sont pas toujours cohérentes entre elles. Très globalement le produit nouveau frugal est beaucoup plus sommaire en termes de fonctionnalités et de complexité, et de type low-cost, correspondant à des besoins d’utilisateurs disposant de faibles ressources. Mokter Hossain, un spécialiste de l’innovation frugale parlait même de lever le voile sur de éléments obscurs de la notion. Le but de cette note est d’identifier les difficultés et de proposer des solutions clarifiant le concept qui rendraient la lecture de la littérature académique et professionnelle plus confortable. On envisage ici 3 aspects problématiques : la définition, la conceptualisation, la mesure du phénomène.
1. Une définition problématique
On trouve dans cette littérature une douzaine de concepts voisins de l’IF souvent confondus avec la frugalité. Par exemple sont assimilées l’innovation Jugaad, l’innovation Gandhian, l’innovation « at the BoP » (bas de la pyramide), l’innovation « grassroots » (venant de la base), l’innovation disruptive, la « reverse innovation ». Je ne retiens ici que les plus importantes. Ces concepts sont voisins, chacun a sa propre histoire et colle à des réalités qui ne sont pas les mêmes. Evidemment le lecteur peu familier avec ce champ des études sur l’innovation peut être déstabilisé. Notre idée destinée à mettre un peu de clarté est de considérer de façon séparée des types d’innovation spécifique aux économies en développement et ceux plutôt en rapport avec les économies développées. Dans les pays en développement on aurait les trois premières (Jugaad, Gandhian, « at the BoP ») avec une particulière concentration en Inde. L’innovation disruptive possède un contenu stratégique plus fort et serait plus spécifique aux économies développées. On a montré toutefois que ce serait une erreur d’assimiler disruptive et frugale. « Reverse innovation » indique un usage d’innovations venant de pays émergents mais ayant trouvé des marchés dans les pays du Nord après une réelle reconfiguration. L’innovation « grassroots » ou innovation venant de la base, serait plutôt typique de pratiques innovantes de communautés locales pauvres. Il apparaît ainsi que distinguer les économies en développement et les économies développées aide à mettre un peu d’ordre dans les concepts d’innovation inclusive et soutenable.
2. Une conceptualisation délicate à établir
L’IF a été à l’origine analysée comme une innovation relevant de contextes pauvres en ressources. Aussi l’IF est à la fois en relation avec des entreprises disposant de faibles moyens (ressources) financiers et technologiques, et avec des consommateurs pauvres en termes de revenus. Donc, ce concept colle bien avec les économies en développement. Mais comment alors intégrer à ce schéma les économies du Nord développées. Weyrauch et Herstatt (2017) ont proposé en 2017 trois solides criteria pour définir le concept d’IF : elle correspond à une réduction substantielle de coût, à une concentration des fonctionnalités des produits autour de quelques-unes parmi les plus essentielles, le tout correspondant à une certaine performance minimale optimisée. Nous pensons que l’IF diffère radicalement des autres types d’innovation technologique. Afin de faire ressortir la nouveauté de sa structure « technologique » on doit interpréter l’IF comme exprimant un nouveau paradigme technologique. Cette notion de paradigme qui a été utilisé depuis les années 80 indique comment un ensemble de problèmes sont solutionnés de façon identique pour un ensemble de technologies différentes. C’est donc (selon nous) une technologie générique de production d’outils technologiques nouveaux. Cette notion nous permet de mettre en évidence que les principales micro-tendances liées à la frugalité technologique en tant que nouvelle direction du changement technologique sont : des produits avec moins d'artefacts, une complexité technologique décroissante, une simplification de la conception. Ce paradigme possède des propriétés de soutenabilité.
3. Une échelle du phénomène encore difficile à évaluer
Quelle est l’échelle de la frugalité technologique ? Quelle part représente l’IF dans la capacité d’innovation d’une nation ou d’une industrie ? Si on dispose de nombreuses études de terrain et d’études de cas, les travaux quantitatifs sont encore très rares et fournissent des images contrastées de l’échelle de la frugalité. Des essais ont été toutefois entrepris. Une enquête statistique réalisée par l’ESDES sur mille entreprises de la chimie française faisait ressortir que presque 70 % des entreprises avaient innové frugalement au moins une fois sur une période de 3 ans. Une étude de Ploeg et ses collègues (2020) fournit des proportions beaucoup plus faibles d'innovateurs frugaux mais se concentre sur les entreprises des pays en développement. A peine 5 % des entreprises ont au cours des trois dernières années introduit une innovation frugale. Sur une population totale de 1,14 million d'entreprises dans 36 pays, cela correspond à une moyenne estimée à quelque 10 500 innovations frugales. Certes il y a un gap entre ces deux évaluations mais explicable par les contextes spécifiques et les conventions de mesure différentes. Cela indique aussi les progrès à faire pour avoir une vision plus précise du phénomène de frugalité technologique.
Article écrit par Christian LE BAS, enseignant chercheur à l'ESDESt et membre de “ESDES Institute of Sustainable Business and Organizations”