Patrick Gilormini

7 min.

3 février 2022

Aujourd’hui les émissions de gaz à effet de serre sont bien trop élevées pour limiter la hausse de la température à 1,5° ou 2°, comme les nations s’y sont engagées en signant en 2015 l’accord de Paris sur le climat. Pour contenir le réchauffement climatique à 1,5° d’ici la fin du siècle le GIEC estime que la part d’électricité représentée par les énergies renouvelables devrait être de 70% à 85% d’ici 2050 alors qu’elle n’était que de 27% en 2020. L'action de l’électricité se révèle dans trois domaines principaux : la lumière, la force, l’information. Une telle immatérialité la fait passer pour innocente. Pourtant, son efficacité repose essentiellement sur le pouvoir du feu, elle n’est qu’un vecteur énergétique. Dégâts et déchets sont cachés en amont (extraction d’uranium, de cobalt, de lithium et des terres rares) ou en aval de son utilisation (traitement des déchets, démantèlement des installations). Plus que jamais l’électricité est au centre de la transition énergétique, et la dépendance entretenue à son égard est forte. Mais le tout-électrique ne sauvera pas la planète. (Dubey & Gras, 2021). Les énergies renouvelables sont intermittentes, elles nécessitent de grandes capacités de réserve et reposent sur la flexibilité des turbines à gaz lors des pics de consommation. L’irrégularité de la production engendre des surcoûts très importants pour construire des capacités de production d'appoint, mais aussi des réseaux.

Les voitures électriques rêvent d’une électricité bas carbone

Les transports sont responsables d’un quart des émissions de gaz à effet de serre. Selon la Banque Mondiale d’ici à 2030, le trafic annuel de passagers dépassera les 80.000 milliards de passagers-kilomètres, soit une augmentation de 50 % par rapport à 2015.Le volume mondial de marchandises augmentera de 70% et 1,2 milliard de voitures supplémentaires seront en circulation. Repenser les transports est une nécessité et le développement rapide de véhicules électriques semble une des solutions possibles. Toutefois la question demeure de l’émission des émissions de gaz à effet de serre sur l’ensemble du cycle de vie d’une voiture. Les chercheurs de l’Université de Toronto ont mis en évidence que ces émissions sont plus importantes pour fabriquer une voiture électrique que pour une voiture essence de même catégorie. Ce n’est qu’après 33000 km parcourus que les émissions de GES liées à la construction et à la conduite des deux types de véhicules sont à peu près équivalentes, soit 15 tonnes. Il faut attendre 58000 km soit la durée de la garantie du modèle à essence pour que les émissions globales de la voiture électrique (16t) soient inférieures à celles du modèle essence (20t) . Les voitures électriques n’apportent qu’une partie de la solution. Tout dépend du mix énergétique utilisé pour les alimenter, car il est préférable de les recharger avec de l'électricité bas carbone (énergie renouvelable et nucléaire). Le remplacement des véhicules essence par des modèles électriques ne peut être l’unique levier pour freiner le réchauffement climatique. D’autant plus qu’il nécessite des infrastructures de recharge qui si elles sont soutenues par des aides gouvernementales aux Pays Bas, en France et en Allemagne sont loin d’être généralisées même à l’échelle des autres pays de l’UE. L’objectif de 100000 bornes de recharge ouvertes au public que s’était donné le gouvernement français ne sera pas atteint fin 2021. Alors que le Commission Européenne compte interdire la vente de véhicules thermiques en 2035, les industriels français insistent sur le déploiement des bornes de recharge pour véhicules électriques. Le temps presse et d’autres modes de déplacement plus collectifs et moins polluants (marche, vélo) doivent être également privilégiés. La révolution qui doit avoir lieu dans les transports sera en fait autant sociale que technologique. Les déplacements actifs comme la marche et le vélo peuvent répondre à l’urgence climatique plus rapidement que les véhicules électriques, tout en offrant un mode de transport abordable, fiable, propre bon pour la santé et permettant de réduire les embouteillages. (Brand et al., 2021)Cette approche s’inscrit dans un projet de société « conviviale » post-industrielle tel qu’il avait déjà été formulé par le philosophe Ivan Illich qui formula une conception de la société future à la fois moderne et non dominée par l'industrie. « Ivan Illich avait compris que ce n’est pas tant des techniques et des institutions qu’il faut nous libérer mais des représentations et des modes de perceptions qu’elles génèrent. » (Duden, 2010)

 

Vers une civilisation conviviale

La pensée d’Ivan Illich (1926-2002) a donné lieu a une large publicité dans les années 1970. Cet ancien prêtre qui a rompu avec l’Eglise dans les années 1950 , s’est consacré d’abord à l’enseignement et a fondé dans la ville de petite ville mexicaine de Cuernavaca situé à une centaine de kilomètres au sud de Mexico un Centre de Formation Interculturel (CIF) qui exerça une très large influence auprès de prêtres, religieux et laïcs appelés à travailler avec les Latino-Américains et servi de matrice aux critiques du concept de « développement ».Dans ses ouvrages célèbres comme Une société sans école (1971), La Convivialité (1973), Energie et équité (1973), et Némésis médicale (1975), Illich a élaboré une critique radicale de la société industrielle suroutillée. Pour lui les techniques ont cessé d’être des facteurs d’autonomie et d’émancipation pour devenir les sources d’aliénation. Ses travaux se sont surtout intéressés au monde des services plutôt qu’à celui de l’industrie. (Paquot, 2012) A travers l’étude des « méga-machines » que sont l’école, l’hôpital, le système des transports, il forge le concept de « contre-productivité ». Au-delà d’un certain seuil, les techniques et les grandes institutions modernes deviennent en effet contre-productives c'est-à-dire qu’elles se retournent contre leur finalité initiale : l’école désapprend, la vitesse des transports fait perdre du temps, la médecine devient néfaste à la santé. Dans La Convivialité il propose une critique générale du mode industriel de production tout en offrant des ressources conceptuelles pour définir d’autres modes de production post-industriels. « Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont manifestes. On en a de tous les côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur. La prise de l’homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’expérience suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. » (Illich, 1973, p. 26) Il ne s’attaque pas à la technique de façon générale et abstraite mais à certaines d’entre elles, produites par le capitalisme et aux « méga-outils » dont le fonctionnement échappe à l’utilisateur. Aussi distingue-t-il deux espèces de techniques, celles qu’il qualifie de conviviales, qui accroissent le champ de l’autonomie, et celles qui sont hétéronomes qui le restreignent et le suppriment. Ainsi « Les réseaux électriques concentrent plus efficacement le contrôle de l’énergie et l’exercice du pouvoir que ne le faisait le fouet dans les vieilles civilisations. » (Illich, 1973, p. 104) Il propose d’opérer un retour aux outils conviviaux, ceux qui acceptent plusieurs utilisations et peuvent être l’expression libre de l’utilisateur. Leurs caractéristiques sont les suivantes : ils doivent être au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un groupe d’experts ; ils doivent être contrôlés par l’homme et donc maîtrisable, à la mesure de l’homme et localisé ; ils doivent accroitre l’indépendance et non la dépendance ; ils doivent susciter la créativité, l’épanouissement, le savoir-faire autonome ;ils ne doivent pas exercer de monopole radical ; ils doivent permettre à d’autres modes de production ( de biens, de culture, de santé, d’énergie…) de coexister . Le concept de convivialité indique que des récompenses non-financières doivent être prises en compte dans le choix de solutions face à l’urgence climatique. Ivan Illich attire notre regard sur le fait qu’à côté d’aménités qui pouvaient être naturelles, sociales ou culturelles, figurent des récompenses non réductibles à une consommation : la liberté, la créativité, la transmission, le sens donné à l’existence. Ces récompenses, concrètes et identifiées, ne peuvent se confondre avec un vague intérêt général. Elles sont souvent réservées à des individus ou de petits groupes (les habitants d’un quartier ou d’un village) dont les intérêts peuvent parfois s’opposer à ceux de la nation. Si leur appréciation varie fortement selon les pays, les cultures et les régions, elles ont trop souvent tendance à être sacrifiées sur l’autel du tout-économique. Encourager la pratique du vélo, notamment par la création de pistes cyclables, de places de stationnement, et d’ateliers de réparation participatifs et solidaires est une des modalités qui favorise des déplacements conviviaux à savoir qui correspond aux valeurs essentielles de survie, d’équité et d’autonomie créatrice. « L’homme ne se nourrit pas seulement de bien et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. »

Bibliographie

Brand et al., C. (2021). The climate change mitigation impacts of active travel: Evidence from a longitudinal panel study in seven European cities. Global Environmental Change(67), 1-15.

Dubey, G., & Gras, A. (2021). La servitude électrique. Paris: Le Seuil.

Duden, B. (2010, Août-Septembre). Illich seconde période. Esprit(8-9), 136-157.

Illich, I. (1971). Une société sans école. Paris: Seuil.

Illich, I. (1973). Energie et Equité. Paris: Seuil.

Illich, I. (1973). La convivialité. Paris: Seuil.

Illich, I. (1975). Némesis médicale. Paris: Seuil.

Paquot, T. (2012). Introduction à Ivan Illich. Paris: La Découverte.

 

Article écrit par Patrick GILORMINI, enseignant-chercheur à l'ESDES Lyon Business School et membre de l'Institute of Sustainable Business and Organizations

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