Patrick Gilormini

8 min.

15 mars 2022

Le gouvernement français a lancé d’octobre 2021 à mai 2022 un appel à projet « Logistique 4.0 » en ciblant trois besoins : la transition vers des chaînes logistiques écologiquement durables, leur digitalisation et leur l’automatisation[1]. La logistique 4.0 est née suite à l'industrie 4.0, entendue pour la première fois il y a dix ans à Hanovre sur le salon IAA des véhicules utilitaires. Nous assistons pour la quatrième fois à une révolution industrielle. La première a vu le jour avec l'utilisation de la vapeur, la deuxième avec l'électricité et l'introduction du travail à la chaîne. La troisième révolution industrielle correspond à l'automatisation de la production avec l'utilisation de l'électronique grâce aux machines à commande numérique. La logistique 4.0 poursuit le mouvement et intègre la mise en réseau, la numérisation mais aussi le cloud. Elle met en relation l'homme, les machines, les installations logistiques et les produits afin qu'ils communiquent directement entre eux.

Extension du domaine de l’intelligence artificielle au transport

Dans cette perspective la start-up californienne Nuro développe depuis cinq ans un véhicule autonome sans chauffeur. En janvier 2022 elle vient de présenter la troisième génération de son véhicule de livraison du dernier kilomètre. Celui-ci est conçu pour être commercialisé à grande échelle et livrer de manière autonome des produits à température ambiante, des produits frais et/ou congelés ainsi que des produits chauds à de nombreuses personnes. Ce robot électrique autonome, qui peut s'élancer à une vitesse maximale de 70 km/h, est conçu pour fonctionner une journée complète avec une seule recharge. Il est équipé de caméras, radars, capteurs lasers et caméras thermiques qui lui offrent une vue à 360° de son environnement. L'ensemble des capteurs se nettoient automatiquement pour conserver un maximum de sensibilité tout au long de la journée. Enfin Nuro a mis l’accent sur la sécurité en dotant son robot d'un airbag piéton extérieur afin de réduire les risques de blessures en cas de collision. En 2021, après Domino’s Pizza, Nuro a noué un partenariat stratégique sur le long terme avec FedEx ce qui va lui permettre de déployer sa technologie à grande échelle. Ce véhicule n’est en fait qu’une des briques d’un système logistique largement dominé par l’intelligence artificielle. Les applications d’IA permettent déjà l’automatisation de l’inventaire, la gestion intelligente des stocks, l’automatisation de la préparation des commandes et du tri des colis, ainsi qu’un une meilleure visibilité du transport. Avec les véhicules autonomes l’IA contribue à l’optimisation des tournées de livraison au client final, qui reste l’étape la plus complexe et difficile à gérer en raison des nombreux aléas qui peuvent intervenir. Un embouteillage, une panne de véhicule, une rue barrée, un client absent, des créneaux de livraison spécifiques… autant de contraintes pour lesquelles réagir manuellement n’est pas la façon la plus optimale. Une des prémisses de l’intelligence artificielle est de s’assurer que les processus de production sont de plus en plus efficaces. L’évolution vers la logistique 4.0 illustre parfaitement une des promesses de l’intelligence artificielle qui est de constituer des systèmes computationnels dont la vocation première est d’énoncer la vérité (Sadin, 2018). Ici la vérité qui compte c’est efficacité opérationnelle, la satisfaction client et la réduction des coûts économiques et environnementaux.

L’intelligence artificielle est une puissance injonctive, dans la mesure ou le libre exercice de notre faculté de jugement et d’action se trouve substitué par des protocoles destinés à infléchir chacune des actions humaines ou chaque impulsion du réel en vue de leur « souffler » la bonne trajectoire à suivre. Avec l’IA l’homme s’est ainsi doté d’un organe qui le dessaisit de lui-même, de son droit de décider en conscience et en responsabilité des choix qui le regarde. Chaque énonciation de la vérité par ces outils d’intelligence artificielle vise à générer quantité d’actions tout au long de la chaine logistique, faisant émerger une main invisible automatisée où le moindre phénomène du monde réel se trouve analysé en vue d’être orienté vers des fins utilitaristes susceptibles d’être monétisées. Cet ensemble interconnecté qui vise à éradiquer le doute dans la prise de décision constitue un système dans lequel partout où l’efficacité des machines est jugée supérieure et qu’elles sont disponibles alors elles s’imposent.

Un regard critique sur le système technicien

Professeur de droit à Bordeaux, sociologue et théologien, Jacques Ellul (1912-1994) avait déjà anticipé les impasses de la technique. Protestant engagé dans la cité, il s’inscrivit dans le courant personnaliste et fut un lecteur attentif de K. Marx, S. Kierkegaard et de K. Barth[2]. Il a su dans l’immédiat après-guerre identifier le type de développement technique qui devenait alors dominant. La technique ne se cantonnait pas à la fabrication mécanisée de marchandises et à favoriser l’accès à une société de consommation, mais participait par sa nature à l’instauration de modes d’existence soumis à des schémas rationnels favorisant l’essor de structures asymétriques de pouvoir. La question de la technique occupe une place centrale dans son œuvre dans la mesure où la technique moderne constitue d’après lui la principale menace sur la liberté de l’homme au XXème siècle. L’idée que le phénomène technique est appréhendé comme le facteur le plus important au XXème siècle s’inscrit dans la thèse selon laquelle derrière chacune des techniques isolées, on peut observer la mécanique d’un phénomène unificateur faisant que chaque modification d’un seul élément affecte la totalité de l’ensemble et réciproquement. Son hypothèse principale est que l’homme croit se servir de la technique alors que c’est lui qui la sert. Dans la société technicienne l’homme est devenu l’instrument de ses instruments.

Jacques Ellul donne une définition très large de la Technique, en fonction de ce qui avait été le caractère dominant du phénomène depuis ses origines : l’efficacité (Le système technicien, 1977, p. 37). Partout où il y a recherche et application de moyens nouveaux en fonction du critère d’efficacité on peut dire qu’il y a Technique. Celle-ci n’est donc définie ni par les instruments employés ni par tel ou tel domaine d’action. Le phénomène technique qu’il définit comme « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace » (Ellul, 1954, p. 19) constitue l’horizon de notre modernité. La technique moderne intègre la machine qu’elle transcende en la socialisant et en la sociabilisant.

Caractériser la technique pour rester libre

Désormais, la technique s’étend à tous les domaines, toutes les activités humaines. Jacques Ellul dégage certaines caractéristiques du phénomène technique dans lequel s’inscrivent les applications de l’intelligence artificielle.

  • La rationalité, ce qui signifie que le mécanisme, le standardisé et le normé remplacent l’irrationnel, le spontané et le personnel.
  • L’artificialité, car la technique s’oppose au milieu naturel qu’elle subordonne, voire qu’elle détruit sans lui permettre de se reconstituer.
  • L’automatisme, dans la mesure où le choix se fait a priori sur le seul critère de la plus grande efficacité sans autre type de considération. L’homme n’a plus de choix véritable : ou bien il tente de garder sa liberté de recourir à des moyens traditionnels mais il court à l’échec, ou bien il accepte l’impératif techniciste mais il se mue en esclave.
  • L’auto-accroissement : la technique s’engendre elle-même dans le sens où le progrès technique étant devenu le référentiel de tous, chacun y contribue sans même le vouloir. La technique moderne connait une progression géométrique car chaque découverte a des répercussions au sein de son propre domaine mais aussi dans d’autres branches plus ou moins solidaires entre elles.
  • L’unicité, dans la mesure où le phénomène technique forme un tout homogène, ce qui ne permet pas de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises techniques. Il est vain de s’obstiner à voir des techniques isolées là où on a affaire à un véritable ensemble composé d’éléments interdépendants. La technique en tant que recherche de la meilleure solution est indépendante de toute loi morale.
  • L’entrainement des techniques, car elles s’enchainent les unes les autres dans le sens où les précédentes rendent nécessaires les suivantes. Les différents facteurs de développement d’une technique s’engendrent mutuellement de façon nécessaire et non volontaire. La complexité du phénomène technique et son caractère systémique renforcent cette logique implacable excluant le libre choix.
  • L’universalisme du phénomène technique fait qu’il s’étend à la fois à toute la surface du globe mais aussi à tous les domaines au sein de chaque pays. Non seulement la technique uniformise les sociétés mais elle provoque des dégâts écologiques et sonne le glas des cultures traditionnelles. Via le commerce et la guerre, la technique occidentale se répand irrésistiblement et ce mouvement de technicisation du monde va en s’accélérant au rythme toujours plus rapide des moyens de communications.
  • L’autonomie de la technique : la technique moderne s’est affranchie de toute contrainte économique, politique, morale ou spirituelle dans la mesure où la recherche de la plus grande efficacité s’est imposée comme unique critère du juste et de l’injuste. Ce n’est plus à la machine de s’adapter à l’homme mais à l’homme de s’adapter à la machine. Si la technique est autonome cela signifie que l’homme ne l’est plus. La technique n’a rien d’une matière neutre puisqu’il s’agit d’une véritable puissance animée par son propre mouvement. Elle est à la fois sacrilège et sacrée puisque c’est elle qui s’institue en « mystère essentiel » et en divinité salvatrice.

Dans Le bluff technologique (Ellul, 1988) Jacques Ellul élabore une critique du discours technicien qui souligne l’ambivalence de la technique. En effet tout progrès technique se paie. Le progrès technique soulève à chaque étape plus de problèmes (et de plus vastes) qu’il n’en résout. Par ailleurs les effets néfastes du progrès techniques sont inséparables des effets favorables. Enfin tout progrès technique comporte un grand nombre d’effets imprévisibles. Il n’y a ni progrès définitivement acquis, ni progrès qui ne soit que progrès, ni progrès sans ombre. Tout progrès risque de se dégrader et comporte un double jeu dramatique de « progression/régression ». Avec ce constat de l’ambivalence, nous sommes en présence d’une des questions les plus hautes posées par la technique : nous refusons de voir ce qu’est réellement le progrès technique. Nous refusons de voir ses conséquences réelles et la remise en question de notre humanité.

Bibliographie

Chastenet, P. (2019). Introduction à Jacques Ellul. Paris: La Découverte.

Ellul, J. (1954). La technique ou l'enjeu du siècle. Paris: Armand Colin.

Ellul, J. (1977). Le système technicien. Paris: Calman Levy.

Ellul, J. (1988). Le bluff technologique. Paris: Hachette.

Sadin, E. (2018). L'intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle. Paris: L'échappée.

 

[1] https://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance/lancement-appel-projets-logistique#

[2] Pour en savoir plus sur son itinéraire : https://www.jacques-ellul.org/jacques-ellul/portraits/itineraire



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